Dead Things, Philip Glass.

« Parle-moi un peu de ton histoire. » « Mon histoire ? » Un sourire timide quitta les lèvres du vampire, tandis que son regard évitait celui de son interlocuteur. Grant Mansfield était un vieil homme à présent, pourtant sous les rides qui marquaient son visage, on pouvait encore deviner l’extraordinaire beauté dont la nature l’avait doté. Tel du sable, sa jeunesse lui avait glissé entre les doigts, mais l’âge avait renforcé son charme originel. Un charme auquel Ezra ne restait pas indifférent. Cela devait bien faire vingt ans que les deux hommes se côtoyaient. Deux décennies d’amitié et de passion durant lesquelles Bukowski était resté inchangé, comme prisonnier de son corps de jeune adulte. Toujours, il rappelait au professeur de littérature le temps qui passe. Lui était à présent bien différent du quadragénaire qui figurait dans le cadre posé près de son lit. Et il disait vrai, pas une fois son compagnon ne lui avait parlé de son passé. Pourquoi avait-il toujours éludé la question ? Lui-même l’ignorait. Peut-être était-ce parce qu’il ne souhaitait pas faire face à ses regrets, ou peut-être tout simplement parce qu’il préférait saisir l’instant, sans avoir à regarder en arrière. Délicatement, le jeune homme vint déposer un baiser sur les lèvres flétries de son amant, semblables à deux pétales de rose qu’on aurait séché au soleil. Il introduisit sa langue dans sa bouche avec la douceur d’un enfant, et partagea avec lui une étreinte emplie de tendresse. Il pouvait sentir la fragilité de ses os sous le poids de ses bras. Il fallait être fou pour oser planter ses crocs dans sa peau presque translucide, un fantasme auquel Ezra avait renoncé depuis sa dernière attaque. Plus que jamais il était conscient que la vie le quittait, et même pour un vampire, l’acceptation de la mort était quelque chose de douloureux. On croit toujours que les hommes sont immortels, mais quand leur heure sonne ils n’ont d’autre choix que de se dérober à elle. Ezra ignorait si Grant avait peur de mourir. Pour un mortel il avait déjà bien vécu ; il avait été un père comblé, et connu l’amour auprès de lui. Néanmoins il lui arrivait parfois de poser des questions étranges, tout comme celle qui s’apprêtait à quitter sa bouche : « Que se passe-t-il quand on meurt ? » « Je te demande pardon ? » Une pause. Derrière ses lunettes rondes, le regard de Grant attendait une réponse que même Ezra ignorait. En dépit des siècles qu'il avait passés à fouler la Terre, la question qui tourmentait l’humanité restait entière. « Eh bien, j’imagine qu’on retourne là d’où nous venons. » Le vieillard se détacha de l’étreinte du vampire pour s’allonger sur le dos. Perdu dans la contemplation du plafond, sa respiration était lente, régulière. Il semblait chercher ses mots, quand soudain : « Je ne me souviens plus. » « De quoi parles-tu ? » « Je ne me souviens plus de là d’où je viens. » Le silence s’installa dans la pièce, Ezra le laissa à ses pensées. Il avait perdu nombre d’êtres chers durant sa courte existence, et il avait vécu chaque perte comme une déchirure. Chaque décès lui rappelait à quel point il était seul, mais il refusait de laisser ceux qu’il aimait faire la même constatation. Il y avait pourtant des moments comme celui-ci, où il se devait de laisser les hommes faire face à leurs démons. Une tragédie qu’il ne connaîtrait jamais, à moins d’être sauvagement jeté au soleil, ou poignardé en plein coeur. Mais que pouvait-on lui reprocher ? Son attachement à l’humanité ? Cela faisait longtemps qu’il avait cessé de se justifier. Il avait un penchant pour les hommes mûrs, c’était indéniable, mais sa vie sentimentale ne regardait que lui. Les autres de son espèce n’avaient pas à le juger, du moins plus maintenant.
« Parle-moi de ton histoire », reprit-il tout en passant son bras sous la tête du brun. « Commence donc par me raconter ton enfance, nous avons toute la nuit. » Ainsi, Grant souhaitait entendre l’histoire de sa vie humaine. Ezra eut un moment de doute avant de se décider à répondre. Cela remontait à si longtemps que lui-même n’était pas certain de s’en rappeler en détail. Tâchant de regrouper ses souvenirs, il s’aperçut que, pour la toute première fois, il s’apprêtait à faire part de ce qu’il avait vécu à un être humain... Humble rétrospective de ses jours heureux. Nichant sa tête dans le creux de son cou, il commença son récit.

Bit About Yourself, Jonny Greewood.

2046 Main Theme, Shigeru Umebayashi.

Le mortel s’était endormi pendant son récit. Ezra rabattit sur lui une couverture en laine et extirpa avec une dextérité surhumaine les lunettes de son nez, pour les poser sur sa table de chevet. Si physiquement il se tenait toujours près de l’être humain qu’il chérissait, ses pensées elles, étaient ailleurs. Progressivement, un flux d’images et de mots resurgissait en son esprit. Il se souvenait de son adolescence, et du ton tout différent que son maître prenait à son égard. S’il avait été un enfant délicieux, passé ses onze ans, Eros lui reprocha mille fois d’être trop gâté, capricieux et opiniâtre. Il lui arrivait de sortir dans la capitale sans prévenir ses « frères », pour ne revenir que le lendemain et en insulter quelques uns de lâches et de traîtres, s’ils osaient le vendre. Une attitude qui remonta aux oreilles du maître.