Kiara ne disait rien. Les secondes s'égrainaient, lentement, trop lentement, sans qu'elle ne parvienne à retrouver ses esprits. Elle croisa le regard de Lyle, comme pour s'assurer qu'ils avaient bien entendu et surtout compris la même chose. Finalement, la jeune fille étouffa un rire au fond de sa gorge pour seule réplique. Elle dévisagea Julian, toujours incapable de savoir s'il se foutait d'eux ou s'il venait de partager vraiment le secret familial avec eux. Une part d'elle voulait lui hurler qu'il était fou, que ces choses n'existaient pas, qu'il leur racontait des histoires. Mais tout collait trop bien, des cicatrices que leur grand frère collectionnait sur le corps aux histoires décousues que racontait leur mère quand on essayait de communiquer avec elle. Même le regard que leur père réservait à Lyle et elle semblait aller dans le sens de ce que Julian venait d'expliquer, et surtout, des indices qu'ils s'étaient amusés à récolter ci et là. Tout se recoupait, tout était bien trop précis pour qu'il s'agisse d'un conte qu'il avait inventé pour cacher autre chose. Simplement, si cela avait pu les faire rire quand ils avaient lancé l'hypothèse, à présent que son frère aîné avait révélé toute l'histoire, tout était réel. Réel et absurde. Une absurdité à laquelle avait embrassé toute sa famille, il fallait croire. Ce qui ne laissait la place qu'à deux hypothèses : soit tout cela existait bel et bien, soit ils étaient tous aussi fous les uns que les autres et croyaient sincèrement que tout était réel. Mais elle ne pouvait croire que Julian ait perdu la tête. Franchement, elle aurait largement préféré ne jamais rien trouver d'autre que des pornos ou des capotes dans la chambre de Julian. Finalement, elle se décida à lancer un simple :
"Les vampires ?"
Julian répondit par un hochement de tête, jugeant vraisemblablement préférable de ne pas s'étaler plus que nécessaire sur le sujet. Quoiqu'il en soit, les vampires existaient apparemment vraiment. Elle continua alors :
"Les loups garous ?"
Nouveau hochement de tête. Lyle prit alors la parole avec un :
"Les zombies ?"
Autre confirmation qui arracha une grimace de dégoût à Kiara. Son jumeau enchaîna alors sur les goules qui, elles aussi, existaient apparemment bel et bien. Le petit jeu dura encore un petit moment, alternant entre les hochements de tête et les "mais non, voyons !". Les doutes et l'appréhension avaient laissé peu à peu place à une excitation qui se lisait clairement sur le visage des jumeaux. Finalement, l'un d'eux lança ce qu'ils voulaient vraiment savoir à présent :
"Et comment on les tue ?"
Aussitôt, le visage de Julian se referma :
"Y'a pas de "on". Vous êtes trop jeunes...
- Quoi ! Tu nous a dit que tu avais notre âge quand tu as commencé à t'entraîner. Nous prends pas pour des imbéciles...
- Ça suffit ! Je n'aurais jamais dû vous en parler, j'avais promis de vous laisser en dehors de ça. Fin de la discussion."
C'était bien sûr sans compter sur la pugnacité de Lyle et Kiara. A partir de là, ils firent bien sûr tout pour convaincre leur frère, mais aussi leur père, qu'ils étaient à présent suffisamment grands pour chasser. Le fait qu'ils s'amusent à se courir après, arme à la main, dans tout l'appartement, a certainement joué en leur faveur. Les former leur éviterait certainement de prendre une balle accidentellement. Bien sûr, au départ, Julian essaya bien de les dégoûter de la chasse, mais c'était peine perdue - ils s'accrochèrent.


Kiara n'avait pas fermé l'œil de la nuit. Elle s'était remémoré dans son lit tout ce que Julian avait pu leur apprendre. Elle s'était récité intérieurement les faiblesses des créatures qu'elle connaissait et, surtout, la meilleure façon de les tuer. Elle n'avait pas osé aller voir Lyle, préférant garder son appréhension pour elle. Elle ne voulait pas qu'il la voie douter, tout comme elle ne voulait pas le voir douter. Et ils étaient incapables de se cacher quoique ce soit. Alors, elle était restée terrée au fond de son lit, jusqu'à ce que son frère aîné vienne la chercher, déclarant qu'ils partaient dans vingt minutes. Elle s'habilla rapidement, enfilant un vieux jean, un tee-shirt, une veste de sport et des baskets. Elle se força à avaler quelque chose en guise de petit-déjeuner mais la nourriture lui sembla infecte. L'adolescente accueillit donc avec joie le moment où Julian annonça qu'il fallait y aller et où elle put enfin quitter l'appartement familial. Dehors, il faisait encore nuit. Le vent lui frappa le visage et remit un peu d'ordre dans ses pensées. Ils montèrent trop rapidement dans la voiture à son goût puis roulèrent de longues minutes dans un silence de plomb. Kiara avait beau être perdue dans ses pensées, l'ambiance lui parut vite insupportable. Elle jeta un œil à Lyle et le fixa quelques secondes avant de sourire :
"J'espère que c'est une goule..."
Son jumeau se tourna vers elle et la regarda quelques secondes avant de rire légèrement, rapidement rejoint par la jeune femme. Ils passèrent le reste du trajet dans des discussions sur la bestiole qu'ils auraient à tuer en guise d'examen de passage. Cela faisait des années qu'ils attendaient ce moment. Ils l'avaient imaginé des dizaines de fois, élaboré des scénarios différents où, bien entendu, ils s'en sortaient héroïquement face à des créatures toutes plus terrifiantes les unes que les autres. Sauf qu'ils étaient bien loin du compte. Quand Julian leur montra le zombie qu'ils devraient tuer - un cadavre ambulant bien réel, dont la puanteur donna presque la nausée à Kiara (la faisant regretter au passage d'avoir avalé quelque chose au petit déjeuner). Le corps en décomposition était à mille lieux des cibles sur lesquelles Julian les avait entraînés. Et puis, l'aîné leur colla un pieu dans les mains. Elle fut partagée entre l'envie de s'enfuir lâchement et celle de lui demander s'il se foutait d'eux. Mais elle se rappela pourquoi elle était là ; s'ils ne dégommaient pas le zombie, adieu la chasse, et tout espoir, pour elle, de voir un jour son père fière d'elle. Alors, elle secoua simplement la tête, regarda Lyle. Hors de question de reculer. Ils s'élancèrent donc pour renvoyer le monstre dans sa tombe. Tâche bien compliquée avec un simple pieu, même à deux. Encore plus quand les deux personnes en question sont des adolescents de seize ans qui chassent pour la première fois. Inutile de s'attarder sur le combat - précisons juste que la bestiole était plus rapide et plus coriace que ce que Kiara avait imaginé. Ils mirent un temps fou à réussir à la ramener dans son cercueil pour l'y clouer définitivement. Ils manquèrent de se faire bouffer quelques fois dans la bataille mais s'en sortirent avec quelques égratignures seulement. Et le sourire que leur adressa Julian en dit long : ils avaient réussi. Premiers pas dans la chasse, la vraie, dans la tradition familiale. Celle qu'ils n'arrêteraient qu'à leur mort, celle qui leur coûterait sûrement la vie. Mais bien entendu, à seize ans, on ne pense pas à ça. Et c'est avec une excitation toute particulière qu'ils se firent tatouer par Julian le tatouage Lannister. Premier cercle, premier chevron.


La pensée même d'entrer dans ce bar lui donnait la nausée. Des bars à vampire, il devait s'en ouvrir un par semaine depuis la Révélation. Et, si Kiara avait décidé de s'éloigner de la chasse, l'engouement qu'avait suscité la découverte des CESS parmi les humains la mettait mal à l'aise. Plus encore quand cet engouement avait touché Mary. Mary était sa colocataire depuis leur 1ère année à l'Université et, avec le temps, elle était devenue son amie - une des rares, on pouvait dire. C'était une jolie fille, avec la tête sur les épaules, assez discrète : la Lannister n'avait jamais compris pourquoi diable elle s'était mis en tête que les CESS devaient être protégés. Au départ, elle avait milité pour leurs droits mais peu à peu, elle avait commencé à leur vouer un quasi culte. Elle était fascinée par les vampires et cette fascination avait fait dégénérer bien des conversations entre les deux étudiantes. A tel point que Kiara avait mis trois bons jours à s'inquiéter de son silence radio. Cela faisait une semaine que Mary avait disparu. Et cela devait être le quinzième bar du genre dans lequel Kiara mettait les pieds dans le but de retrouver sa trace. Ou plutôt, celle du vampire qui l'avait probablement tuée avant d'abandonner son corps Dieu sait où.

Le vigile à l'entrée la dévisagea de longues secondes avant de la laisser entrer. Il faut dire qu'elle dénotait avec son jean, à côté de toutes ces minettes à moitié nues. Comme s'il fallait autre chose qu'un cœur qui battait et du sang chaud pour intéresser un vampire... Une fois à l'intérieur, elle se dirigea vers le bar, commanda une bière avant de tendre au barman une photo de Mary en lui demandant s'il l'avait vue. Il lui cria par dessus la musique qu'elle était venue une fois ou deux, il ne se souvenait plus quand. Puis il ajouta qu'elle traînait souvent avec un type. Elle le remercia et continua à arpenter le bar avec la photo jusqu'à ce qu'une fille lui explique qu'elle la connaissait, elles manifestaient ensemble. Et elle lui désigna un grand brun dans un coin, lui disant que Mary lui parlait souvent. Le sang de Kiara ne fit qu'un tour : c'était un vampire. Elle sortit aussi sec, retourna dans sa voiture et attendit de longues heures qu'il se décide à sortir. Malheureusement, accompagné. Tant pis. Elle attrapa le revolver qui était dans sa boîte à gants, celui qu'elle trimballait depuis quatre jours et qu'elle avait chargé de balles d'argent, et suivit le couple. Comme elle s'en doutait, il l'avait repérée et emprunta une ruelle sombre et déserte. Il fondit sur elle avant qu'elle ait eu le temps de dire ouf, lui demandant ce qu'elle lui voulait. Pour la centième fois de la soirée, lui semblait-il, elle dégaina la photo en demandant s'il connaissait cette fille, qui était son amie et avait disparu. Il fronça les sourcils, répondit qu'elle ne lui disait rien en lui rendant la photo. Elle insista - on lui avait dit qu'ils se parlaient souvent. Et là, il commit l'erreur qu'elle attendait en essayant de l'hypnotiser pour qu'elle oublie tout de lui. Une fois de plus, la Lannister remercia intérieurement ses pouvoirs de médium tout en feignant que sa technique marchait. Il s'éloigna, apparemment fier de lui, sans faire plus attention à elle. Quelques secondes d'inattention, il ne lui en fallait pas plus pour sortir le revolver, viser et lui mettre une balle en pleine tête alors qu'il se retournait. Il s'écroula, mort pour de bon cette fois-ci. La groupie qui l'accompagnait se mit à hurler et Kiara profita de sa panique pour s'enfuir. Tuer des CESS était illégal et elle ne comptait pas finir ses jours en prison, ou pire.

Une heure plus tard, elle frappait à la porte de Julian, de longues minutes. La surprise remplaça bien vite la fatigue sur les traits de son aîné qui l'invita à rentrer. Et le sourire qu'elle attendait se dessina également sur ses lèvres quand elle lui expliqua simplement qu'elle avait besoin d'un autre chevron. Même s'il était presque cinq heures du matin, ça importait peu, d'autant qu'elle avait du retard à rattraper. Troisième cercle, cinquième chevron.


La maison n'avait pas été habitée depuis des années. Ou plutôt, les fenêtres brisées et détritus dans tous les coins indiquaient qu'elle l'avait été par des squatteurs en tout genre. Mais même eux semblaient avoir trouvé de meilleures planques qu'ici. Kiara ravala un soupir et tourna les yeux vers Lyle. Il ne comprenait pas plus qu'elle ce qu'ils venaient faire à Shreveport. Et les piètres excuses de Julian n'avaient fait que les conforter dans le fait qu'il y avait anguille sous roche. La tradition familiale ? Une trop forte activité surnaturelle ? Et pourquoi pas le dynamisme de la région pendant qu'il y était ? Cela faisait des années qu'ils avaient appris à ne pas discuter les choix de leur aîné. La preuve : ils étaient tous les trois à Shreveport, dans cette maison où leur famille avait été brisée. Penser au sang qui devait imprégner les murs rendit l'ambiance soudainement plus pesante pour la Lannister. Elle tâcha de chasser cela de son esprit en traversant ce qui semblait être le salon pour rejoindre la cuisine.
"Bon. J'espère sincèrement que ça ne ressemble pas à tes souvenirs, Julian..."
Oh ça, il leur en faudrait des heures de travaux et bricolage en tout genre pour rendre cet endroit vivable. Et il avait intérêt à avoir une bonne, très bonne raison de les avoir fait s'installer ici. Mais ils en avaient assez discuté pour qu'elle n'aborde pas le sujet à nouveau. Il ne cracherait pas le morceau. Pas tout de suite, du moins. Aucun problème : Lyle et elle savaient se montrer patients quand il s'agissait de découvrir un secret que leur cachait Julian.


"Un pacte de non-agression ? C'est quoi cette connerie ?" lâcha-t-elle à l'adresse de ses frères.
Le regard de Kiara rencontra celui de son jumeau, espérant y trouver un soutien, alors que Julian prenait déjà la posture du grand-frère qui a les choses en main :
"Ecoute. On devrait accepter. Les vampires seraient des alliés puissants et...
- C'est ça. Jusqu'à ce qu'ils décident qu'on ne leur sert à rien et nous déciment. On ne peut pas leur faire confiance. C'est..."
Elle se tut et croisa les bras, s'attendant à ce que Julian implore la raison. Il n'avait pas tort, au fond : faire des vampires leurs alliés les aiderait certainement à lutter contre tous ces autres CESS qui grouillaient partout. Et puis, surtout, cela leur enlevait le risque de se faire attaquer par les buveurs de sang. Pour un temps, du moins. Parce que, c'était certain, ce pacte ne durerait pas ad vitam eternam. Elle ne comptait pas connaître le même destin que ses parents :
"Qu'est-ce que tu espères au juste ? Si ce pacte comme tu dis a été brisé, c'est certainement pour une bonne raison. Je préfère mourir que de finir comme nos parents"
Les deux histoires n'avaient rien à voir, elle le savait pertinemment - et pourtant, elle ne se gênait pas pour les associer. Comme si tout cela allait ouvrir les yeux de Julian... Quoiqu'il arrive, il aurait le dernier mot, toutefois. Et elle obéirait. Il y avait peut-être du sens dans ce pacte ; quelque chose qui ressemblait à "garde tes amis près de toi, tes ennemis, encore plus près". Un intérêt commun. Mais tout pouvait dégénérer. Et rapidement. Et ils étaient trois, trois contre des dizaines de ces bêtes. Vraiment, elle commençait à regretter New York.
"Qu'est-ce que tu crois, que je veux finir comme eux, peut-être ? On n'a pas le choix, point. On le fait, c'est tout. Fin de la discussion."
Elle le fixa quelques secondes avant de répondre simplement :
"D'accord."
Depuis toujours, c'était Julian qui décidait et ils devaient obéir. Une hiérarchie bien instaurée qui leur avait sauvé la mise plus d'une fois. Mais qu'il ne compte pas sur elle pour apprécier ces suceurs de sang.