TABLEAU I
l'étreinte

Il l’aime.
Il l’aime plus qu’un cœur peut aimer. Son pauvre cœur qui jamais n’a aimé, investi aujourd’hui par les passions les plus violentes.
Sa nouvelle nature veut cet amour au-delà d’une histoire de chair. Contraire à tout ce qu’il a connu de son vivant, il apprend. Il apprend à aimer autrement que par les doigts et la queue. Alors il l’aime dans l’esprit. Il l’aime dans la voix. Il l’aime dans le corps. C’est surtout qu’il l’aime dans le sang.

Cassius chuchote dans la touffeur d’été, sous l’océan charbonneux dans lequel s’est noyé le soleil. Il l’a vue, il en est témoin, de la lune, voleuse de trône. Il s’impatiente depuis trop longtemps, et trop longtemps il feint sa patience. Alors il chuchote d’un souffle timoré comme un clandestin qui veut de cette forêt des rideaux pour se cacher du regard des autres.
— Maître ? Maître ?
Le silence répond. Les battements du cœur prennent la relève. Les craintes dominent, la folie saccage, mais l’amour résiste. Elle viendra comme elle est venue chaque nuit où elle l’a conviée ici, dans l’hostilité d’un monde ouvert, loin des feux d’Athènes.
Il regarde à gauche, à droite, puis encore à gauche, mais l’espoir s’éteint comme sa vue sur les ténèbres envahissantes.
— Maîîîîîîître ?
— Cassius.
— Oh. Maître.
Ses jambes manquent de fléchir quand les oreilles perçoivent la voix de Calliope. Elles manquent de fléchir aussi quand ses yeux la voient qui traverse la noirceur comme une reine d’outre-tombe. Elles fléchissent finalement lorsqu’il veut venir à sa rencontre, terminant son élan à ses pieds ; à ses pieds, tel l’heureux esclave de l’amour et de la beauté. Les bras de sa muse l’étreignent et ses mains encadrent avec douceur son visage, lui imposant de s’incliner légèrement qu’elle puisse le détailler. Ses yeux lui font l’effet de carreaux décochés aux fins de lui mordre le cœur.
— Dis-moi que tu m’aimes.
Et c’est plus fort que lui, qu’il le veuille ou non, qu'il ne sache ni pourquoi ni comment, il le dit.
— Je vous aime.
— Et je te crois, Cassius. Je le sens.
Calliope sourit, satisfaite. Pour le récompenser, elle s’entaille la chair du poignet de ses canines acérées. Le sang patine hors de la plaie, et avant qu’une goutte ne soit gaspillée, elle tend la liqueur à son marqué comme l’on abreuve un chien.
Les lèvres, aussitôt, embrassent la peau. La langue lape l’hémoglobine. Le baiser octroyé apaise la soif qui grondait jusqu’alors. Elle lui flatte la nuque et, sans lui retirer son dû, fait chanter sa voix.
— Je t’ai fait venir ici parce que j’ai un cadeau pour toi. (un silence, un suspense.) J'y ai longtemps réfléchi, mais tu me plais beaucoup. Tu as du potentiel, et tu m'as suivie et admirée, fidèle et amoureux, durant toutes ces années. Tu as, à mon sens, fait tes preuves. C'est pourquoi j'acquiesce à ta demande.
Le cœur manque une à deux secondes de battement. Cassius quitte le poignet auquel il s'accrochait et se redresse. Une caresse naît entre la joue et la douceur de sa paume de vélin.
—  Tu seras l'un des nôtres. C'est cela que tu voulais ?
— Oui, Maître. Oui. C'est cela que je désirais plus que tout au monde.
—  Dis-moi que tu m'aimes. Dis-moi le encore.
— Je vous aime. Je brûle d'amour pour vous.
Sur ces mots, sa lèvre se retrousse sur l'ivoire de ses canines et, sans plus de cérémonie, elle s'élance vers la jugulaire de son amant pour y planter quenotte. La douleur, la panique, le regret ; tout submerge le malheureux qui tente de se dérober de l'étreinte, celle qu'il aura désirée des années durant. Mais Calliope ne lâche prise son calice malgré la réaction pugnace de son amant. Peu à peu, il est contraint de se calmer, soumis et impuissant au sort qu'on lui réserve.
Le sang sur les lèvres. Du rouge dans le cœur. C’est dans une obscure sylve de la Grèce, derrière les rideaux noirs d’une nuit sans lune, sous le climat humide de l’été 1736, que Cassius est mort d’amour pour Calliope Vasilis.

TABLEAU II
l'adieu

L’attente. Horrible. Pire que la douleur qui subsiste à sa cuisse, causée d’une balle en argent profondément ancrée dans les chairs par un étrange sortilège. Habillé d’ombres, Cassius est aux aguets depuis de longues minutes déjà. À l’affût, il tend l’oreille à la sylve, prêt à happer la première rumeur d’une venue que l’épaisse verdure ne manquerait pas de lui transmettre. Il ne sait ce qui est advenu de sa Sire et c’est ce qui l’inquiète. Avec ces rats de chasseurs déployés à l’entour, le couple a dû faire chemin à part, espérant semer la horde. C’est ainsi qu’il s’est retrouvé esseulé, sans nouvelle de Calliope depuis une petite éternité ; éternité de trop aux yeux de celui qui aurait volontiers voulu se sacrifier pour assurer la fuite de sa Mère. Mais elle doit être en sûreté, ou en train de festoyer dans la tripaille de ces humains. Le vampire ne se donne le droit de mésestimer la puissance de sa Sire, et ainsi il endigue toute crainte et se gonfle d’espoir, trouvant dans ce train de réflexion force et courage pour s’exposer sous la nitescence de la lune aux fins de la retrouver.
Il avance de peine et de misère, grignant chaque fois qu’il aligne un pas derrière l’autre. Hormis le bruit qu’il provoque de sa démarche maladroite, aucun son. Tout est silence ; pas même la trace d’un vent pour troubler cette lourde quiétude. Cassius grignote les kilomètres, pistant sa propre trace via le sang tombé en abondance de sa plaie. Il ne tarde à retrouver le point de départ, et, dans l’air, le parfum ferreux du sang frais pénètre ses narines et descend jusqu’au ventre pour y semer malaise. Il reconnait l’odeur, il en connait le goût. Faisant fi de sa plaie fumante à la cuisse, l’infant s’élance sur les traces de Calliope, abandonnant toute prudence au profit d’une hâte qui puisse endormir sa maladive inquiétude. Plusieurs mètres bâfrés dans la souffrance et la peur, le guidant dans une clairière rouge, emmurée par les arbres. Rouge. Totalement rouge. Et le lugubre tableau ne laisse plus aucun doute sur l’esprit de Cassius. Ici git sa Mère et, quand il parvient à accepter cette inévitable conclusion, il admet aussi qu’au plus profond de lui, dès le début, il savait. Il savait qu’elle avait succombé, mais s’était laissé volontairement aveugler par ce stupide espoir de la retrouver.
Ses genoux s’enlisent dans la boue et l’hémoglobine. Cassius a mal, horriblement mal. Il souhaite crier, mais il n’y a que des plaintes étouffées qui parviennent à grimper sa trachée pour lui écorcher les oreilles. Il aimerait pleurer, mais il en est incapable. Veuf et orphelin, il ne reste plus rien de Calliope. Pas de corps à sacraliser ni à embrasser une dernière fois ; il sent, déjà, son amour le quitter, voler loin d’un cœur d’ores et déjà en ruines. Un vide, immense, absorbe sentiments et émotions, jetant un froid à l’intérieur de lui. Il pense. Il pense vengeance. Il pense aussi mourir. Et ainsi, le vampire reste immobile, genoux et paumes dans le sang de son Maître, et ce, pendant longtemps. Si longtemps qu’il en oublie la lune qui décline dans un ciel de moins en moins charbonneux. Puis avant que le soleil ne s’arroge son trône, il disparait.

TABLEAU III
le réveil

Ses paupières sont de ciment. Figées par la poussière et scellées par les années, c’est un dur labeur que de lever ces rideaux de chair, et le sera davantage la découverte de cette époque dont il a manqué les grandes prémices. Cassius s’extirpe de son tombeau. Tout son squelette brame au rythme des lents mouvements exécutés avec précaution. Quand ses guiboles supportent le poids de son corps malingre, elles faiblissent un peu, mais il se rattrape sur la paroi lithique avant qu’il ne s’affaisse au sol. Le vampire se dégage de sa cache pour découvrir un monde dont il ne connait absolument rien. Tel un zombi sorti tout droit de la glèbe, il marche à l’aveuglette, déjà épuisé de son réveil et plus encore, de son avancée vers le sang. Le sang qui lui chatouille les narines. Le sang que l’organe pompeur réclame avec tant de véhémence que rien ne peut l’arrêter dans sa quête du calice. Il se trouve en campagne, là où la verdure bruit sous la course des vents. Pas âme qui vive à l’entour, mais il piste l’odeur de l’hémoglobine et croit en ses instincts pour dénicher sa perle. L’éclat de la lune lui semble intolérable. Une main lui fait office de parasol de fortune tandis qu’il gronde de mécontentement face à cette faible lumière. Il avance avec maladresse pendant d’éternelles minutes où rien n’existe si ce n’est sa soif. Au loin, il perçoit sa providence. Un couple marche sur les sentiers, glanant en l’isolement un moment d’intimité où ils peuvent s’abandonner à leur amour. Cassius ne leur laisse pas même l’ombre d’une chance. Il se rue sur eux, élimine avec rapidité l’homme du tandem pour boire son sang jusqu’à la lie. Le liquide octroie chaleur et paix dans l’organisme du vampire qui, à ce moment précis, frôle une extase qu’il n’a pas connue depuis des lustres. Il est bon de se repaître après un si long sommeil. La liqueur revigore le monstre, lequel s’abreuve sur la jugulaire de sa victime en dardant d’un regard fou la malheureuse. Elle crie, elle panique, et la panique la cloue sur place comme si elle attendait sagement son tour. Elle parle un jargon qui lui rappelle l’italien ; sa beauté même ne lui est pas inconnue. Elle appartient aux vénustés du pays. Le cadavre, évidé de la dernière goutte de vie, tombe sur le sol, et c’est au tour à la femme de subir son triste sort. Sauf que Cassius, pendant qu’il boit à grande lampée, réfléchit. Il réfléchit à Calliope. Il réfléchit à sa postérité. Et soudain, alors que le dernier souffle s’apprête à voltiger hors de cette inconnue, il parvient à s’arrêter. Il la veut pour lui. Il veut faire sa beauté sienne. Alors le vampire daigne lui offrir son sang, réitérant le même manège dont il fut honoré par feue sa Sire. Il perpétue la tradition, a fortiori il veut combler l’horrible vide d’une nouvelle femme à aimer, cela même si la brocante du cœur a fait faillite et n'a plus rien à vendre.

TABLEAU IV
le renouveau

Une fourmilière qui grouille et pérore en son antre. Rassemblés par l’invitation du curieux millionnaire installé depuis peu à Shreveport, ils sont nombreux à oser un pied dans la richissime demeure sous prétexte de l’art. Ainsi ils font comme chez eux, un apéritif en main et le regard dardé sur les moult œuvres exposées dans le salon, lesquelles sont issues d’époques différentes, notamment la Renaissance. Pactole historique que Cassius daigne bien exposer le temps de se forger un nom au sein de la société et d’être respecté en tant que mécène, il observe la soirée suivre son cours non sans grigner de temps à autre lorsqu’un invité pose ses sales pattes sur ses biens de collection. À ses flancs, Lucresha se fait nonchalante, d’ores et déjà blasée par ces mondanités. Ses soupirs à outrance finissent par casser l’oisiveté de son père, lequel claque sa langue sur un :
— Fais la belle et tais-toi, veux-tu ? Je t’ai déjà expliqué l’importance de cette première soirée et je te prie de ne pas gâcher mon image de tes simagrées. Je te rappelle que nous n’en serions pas là à faire les bêtes de foire si tu t’étais comportée convenablement en Italie.
— Si je m'étais comportée convenablement ? Nous n'avions rien à craindre.
— Tu as attiré l'attention des chasseurs.
— Tu dois parler des cinq petits chasseurs qui ont voulu faire mumuse avec moi. Nous les aurions écrasés. Je ne comprends toujours pas la raison de notre fuite.
Lui, il comprend. Jamais il ne mésestimerait la létalité humaine, ayant lui-même été victime de leur acharnement. Il préfère n'en piper mot.
— Puis je ne vois pas pourquoi il faut toujours que tu sois à l’avant-scène partout où tu débarques.
— La politique. La politique. Un jour, tu comprendras.
Cassius abandonne son infante sur cette réponse laconique avant de se joindre au rassemblement, trouvant bien stérile toute explication supplémentaire comme il lui a maintes fois étayé ses motifs avant qu’il n’entreprenne cette campagne. Des projets qui germent dans sa tête, escortés d’ambitions de géant, pour un vampire exceptionnel ; cela va de soi qu’il ne réécrit rien du destin. Il est né pour régner, et ses années tapies dans le silence et l’isolement n’ont fait qu’accroître sa soif de pouvoir. Alors il vise haut. Tout d’abord il souhaite se tisser une réputation, à la fois auprès des humains que des vampires du coin. Cette exposition allait être le moteur à une notoriété fleurissante, il en était persuadé.
— Je dois dire que vous avez là une magnifique collection.
Une dame l’alpague. Son parfum est une commotion pour le vampire, dont les sens aiguisés rendent insupportable l’odeur. Quinquagénaire, rousse, d’une beauté conservée, mais guindée, les fioritures qu’exposent ses poignets et son délicieux cou annoncent d’importants actifs. Cassius s’arrête à ses flancs.
— N’est-ce pas ?
— Je suis Donna.
— Cassius... (il hésite ; finalement, il se lance) Vasilis, enchanté.
— Vous êtes nouveau en ville, je me trompe ?
— Oui. Oui.
— J’ai cru entendre que vous veniez d’Italie ? Qu’est-ce qui vous a amené en Amérique ?
La curiosité des humains lasse d’ores et déjà le vampire qui répond vaguement :
— Je voulais m’échapper.
— Vous échapper ?
— Oui. Ma femme est décédée. Ma fille et moi voulions tourner la page, et nous trouvions en la Louisiane une place idéale pour y élire domicile.
Il sourit, et sa vis-à-vis gobe l’ersatz de mensonge. Une similivérité qu’il compte transformer en truisme d’ici les prochains mois. Le veuf ayant atterri en Louisiane avec sa grande fille dans le but de reconstruire sa vie. Il calque la vérité, laquelle se veut légèrement divergente de ses dires. La mort de Calliope étant si loin qu’il peine à se remémorer ces instants de bonheur — et il en est fort attristé — il a décidé d’étreindre Lucresha sur un coup de tête et, suivant les déboires causés par sa fille, n’a eu d’autres choix que de plier valise avant de ne ravoir à ses trousses des chasseurs. Pourquoi la Louisiane ? Simplement pour les rumeurs voulant que les créatures surnaturelles soient plus nombreuses ici, et s’il déplore fortement la présence des lycans, des sorciers ou autres abominations, il sait que se tapissent dans les entrailles de la ville des vampires et donc, des alliés.
— Oui. Oui. La Louisiane est effectivement une très belle place.
Elle marque un silence qu'elle exploite à admirer les toiles suspendues face à elle. Finalement, demande :
— Dites-moi, monsieur Vasilis, vendez-vous certaines toiles ?

TABLEAU V
la révélation

Des clients, il en a perdu une pléthore. Quelques-uns ont dépeuplé ses ventes aux enchères et ses expositions. Certains artistes ont pris leurs jambes à leur cou. C’est normal. Après tout, Cassius est un vampire. Pire, il est un conseiller du Maître. Une langue de vipère et des crocs carminés, guindé en bel homme que pour musser la bête. La plèbe clabaude d’oreille en oreille et Cassius trouve bien désolant leurs réactions. Il ne se laisse pas abattre, toutefois. Si les affaires vivotent un peu suivant son coming-out, il sait que la vie rependra son cours normal dès que les vampires auront fait leurs preuves. Il se donne personnellement comme mission de nourrir l’estime que les humains ont des vampires, voulant mettre à profit ses talents de diplomate pour creuser une place convenable qui siéra à sa collectivité. Ça le ranime, ça lui donne un souffle. Mais pour combien de temps ? Pas long, il suppute, mais c'est déjà ça de gagné.