✤ Traits de caractères Mara a comme été formée, modelée, par le ressac d’un impétueux océan. Exaltée par instants, la douceur impavide de ses traits n’est que tromperie et imposture. Elle est un mensonge, une illusion séduisante vouée à dissimuler l’inconcevable. Semblable aux eaux saumâtres des grands fjords, elle est insondable et traitre. Se fier aux reflets céladon de son regard, c’est s’exposer aux tourments comparables à ceux que connaissent les marins coupables de convoitise, attirés par le chant d’une sirène dont ils ne distinguent que les atours, et ignorent les périls. De même, bien que chantante, sa voix est rauque, comme si sa gracieuse gorge avait subit la morsure du sel, mais elle participe du mystère dont elle s’entoure, car les rares paroles qu’elle prononce sont volontairement empreintes de double-sens. S’exprimant le plus souvent par métaphores, la Völva joue les ingénues en s’excusant de ne point maîtriser l’anglais. Il n’en est rien ; elle joue avec les mots, mais ne se joue pas d’eux pour autant.
Sous ses dehors d’épouse idéale, de citadine élégante, elle n’en demeure pas moins une enfant des contrées vierges et sauvages, puisant sa force dans les énergies brutes d’une nature indomptée, battue par les vents et les mers, à l’image de Bornholm, son île natale. A l’instar de ceux qui, mille ans plus tôt, firent escale sur les côtes rocheuses de cette terre recrachée, une sève iodée coule dans ses veines. Elle apprit à nager dans les courants violents de la Baltique, bien avant de savoir marcher. Elle apprit à fredonner les anciens chants en bornholmsk, bien avant de savoir parler la langue commune. Éduquée comme une Völva, Mara grandit dans un monde peuplé de créatures légendaires, bercée de récits mythologiques auxquels elle croit, sans jamais douter. Parce qu’elle se souvient d’avoir connu cette ère désormais révolue. Peut-être était-ce son destin d’incarner une sorte de pont entre cette époque bénie et celle-ci.
Mais Lars l’en a détournée, égoïstement. Lorsqu’il posa les yeux, dix ans plus tôt, sur la jeune femme réservée, discrète et contemplative, il ne se laissa pas tromper une seule seconde. Derrière le charme fragile, il vit le chaos et l’exaltation ; derrière le voile d’ésotérisme dont elle se parait, il distingua la perfidie et l’ambition. Immédiatement, il en tomba fou, sans pourtant se méfier : l’âme de Mara est un miroir dans lequel on n’aperçoit jamais plus que son propre reflet. Mais la réciproque se vérifia, elle l’accepta, même si cela signifiait qu’on la déracine, qu’on l’arrache à cette existence providentielle. Ce qui l’unit au sorcier, c’est une dévotion déraisonnable. Pour lui, elle dévasterait le monde et le suivant. Ce n’est pas à proprement parler de l’amour, c’est au-delà. Tout le reste lui semble bien vain et même son mal du pays ne parvient pas érafler l’objet de sa vénération. Elle considère son époux comme un présent divin. C’est l’ombre de Loki lui-même, l’Ase de la discorde, qu’elle distingue dans les chatoiement ténébreux de l’aura du sorcier. Pour incarner ses sombres desseins, elle a accepté de changer, pour le meilleur comme pour le pire. Dès lors elle joue sa partition, sans dévier, le regard braqué sur le chef d’orchestre, auquel elle s’est offerte, corps et âme.

✤ Occupation diurne Elle déambule, spectrale, sur la pelouse de son jardin en contemplant sa luxuriante végétation parée de rosée matinale. Elle fait le vide, refoulant chacune de ses pensées hors des frontières de son esprit, profitant des dernières minutes précédant l’aube pour « être seule ». S’extraire du monde, un instant seulement, s’accorder le luxe de ne songer à rien d’autre qu’aux caresses de la brise déjà tiède sur ses mollets nus, qu’aux parfums entêtants de la nature en éveil. Hors de portée des autres, elle s’oublie et redevient, l’espace d’une heure avant le levé du soleil, l’enfant qu’elle fut. Alors elle fredonne de vieux chants, à la gloire des Ases ou de leurs homériques fils dont les légendes se perdent, au gré du temps qui passe.
Une fois le soleil levé, elle gagne le petit cabinet en centre-ville que Lars lui a offert, lorsqu’ils se sont installés en Louisiane, l’année passée. Ses patients sont triés sur le volet, luxe qu’elle s’autorise puisqu’elle n’est pas contrainte de travailler pour subvenir à ses besoins. A New-York, elle jouissait d’une certaine réputation : être l’épouse d’un biochimiste reconnu, lorsque l’on pratique la psychanalyse, ouvre bien entendu des portes. Mais, cette fois-ci, elle lui a expressément demandé de ne pas intervenir et de ne pas ébruiter son activité auprès de son propre entourage professionnel. Elle se présente d’ailleurs sous son nom de jeune-fille, Mara Sørensen. Le succès n’est donc pas au rendez-vous, mais les quelques patients qu’elle suit lui suffisent.
Puis, vient le temps de revêtir masque et costume d’épouse. Discrète, Mara a toujours soigneusement refusé la mise en scène qui sied usuellement aux femmes de son rang social. Elle ne se donne pas en spectacle aisément, ne fréquente aucune boutique de luxe, pas plus que les salons pour femmes au foyer friquées. Cette débauche-là ne l’intéresse pas. Il n’est en revanche pas rare de la croiser à la terrasse d’un vulgaire troquet, plongée dans la lecture d’un roman de gare, trempant les lèvres dans un verre de vin rouge passablement médiocre, bien loin des millésimes que Lars débouche sans compter lors de leurs dîners. Car parfois, elle est bien contrainte de jouer le jeu. Ainsi reçoivent-t-ils collègues et voisins, devant lesquels ils prétendent, simulent, une vie de couple chimérique, en tout point conforme à l’idéal que le commun des mortels s’en fait.
Devrait-elle leur hurler au visage l’immonde vérité ? Devrait-elle dévoiler leurs obscures occupations nocturnes et faire la lumière sur leurs plans les plus noirs ? Parfois, elle y songe. L’hospice, ou l’asile psychiatrique, seraient un moindre mal. Mais elle ne survivrait pas, séparée de l’homme qu’elle adore. Elle le sait, alors elle se retient et se mord les joues au sang tout en souriant, d’un air bienveillant.
Torturée, chaotique jusque dans ses propres convictions, Mara se complait toutefois dans ce double-jeu. Elle chérit chaque pan de cette vie de contraintes, de secrets et de fantasmes, et ne l’échangerait pour rien au monde : elle l’a choisie. La nuit venue, lorsqu’elle entame la descente aux enfers au bras de Lars, Mara se sent absolument complète, pleine et entière. Dans le secret de ses laboratoires, elle l’observe et se joint parfois à lui, nourrissant alors, sous son regard épris, cette passion dévorante qui les réunit de ses propres flux magiques entachée de sa noirceur.

✤ Magie utilisée L’union de deux anciennes lignées devait engendrer un fruit singulier. Un fruit tentant. Un fruit qu’une antique Völva convoita, et dont elle s’empara comme s’il avait été modelé à son intention pour lui permettre de renaître. Possession ? Réincarnation ? L’une comme l’autre de ses terminologies se valent et se justifient, car Mara n’a jamais été seule à partager le corps dont la nature lui a fait présent. A tel point qu’il est devenu impensable, voire tout à fait absurde, de s’hasarder à les dissocier désormais. Sygin est Mara. Mara est Sygin. Tenter de les distinguer l’une de l’autre, sur le plan humain, relève d’une quête chimérique que personne n’a encore daigné poursuivre sérieusement. Mais sur le plan magique, toutefois, les discerner est une tâche autrement plus aisée.

Mara a hérité, de par son ascendance Bjørnsen, d’une prédisposition à manipuler les âmes, y compris la sienne et, de par son ascendance Sørensen, d’une empathie hypertrophiée. Ce métissage particulier a donné naissance à une forme de magie bien spécifique basée sur le principe de la contagion émotionnelle. C’est sous l’égide de sa tante, Skadi Bjørnsen, que Mara a appris à en maîtriser les tenants et aboutissants. Qui plus est, elle a été éduquée « à l’ancienne », recevant un apprentissage en tout point semblable à celui que Sygin avait elle-même du recevoir, enfant. Skadi Bjørnsen a été contrainte de se plier à cette exigence assez farfelue, imposée par la sombre famille paternelle (connue notamment pour avoir enfanté bon nombre d’assassins) de sa jeune apprentie, très soucieuse des coutumes et des traditions nordiques. Mara a donc suivit les traces de sa lignée sur le sentier escarpé du Seydr, branche ancestrale du chamanisme réputée pour sa dangerosité, mais adaptée en l’occurrence à ses dons particuliers.

Mara perçoit les âmes, mais ressent aussi intensément leurs émotions, que l’âme soit « éthérée » (dépourvue de corps) ou non, et ce indépendamment de sa volonté. En effet, elle est incapable de les ignorer ou de se couper de leur influence. Lorsqu’une âme errante vient à sa rencontre, elle ressentira pleinement sa solitude et son impuissance. S’il s’agit d’un esprit malin, il lui insufflera sa haine et sa colère. Mais il n’appartient dorénavant qu’à elle de ne pas y céder. C’est en partie grâce à la force psychique de Sygin que Mara n’a pas tout simplement sombré dans la folie, à l’instar de la mère de son père, aussi douée d’empathie hypertrophiée à l’égard pourtant, quant à elle, des seuls êtres humains.

Car telle est l’influence de la Völva sur Mara. Sygin, dans la mythologie nordique, est le prénom d’une déesse, épouse de Loki, demeurant auprès de celui-ci pour soulager ses souffrances, suite au châtiment dont il a été victime pour avoir fomenté l’assassinat du dieu Baldr. Ainsi donc Sygin, la Völva, a cela de commun avec la Sygin légendaire : soulager les tourments, protéger les condamnés. Mara n’a pas de prise réelle sur cette faculté, mais elle en bénéficie toutefois parce qu’il en va de l’intérêt de Sygin de l’en faire profiter. Lars, son époux, est évidemment le second concerné. C’est à se demander si, au fond, ce n’est pas la Völva qui en est tombé sous le charme, et non pas Mara : et pour cause, le mage noir est sans aucun doute, aux yeux de Sygin, le Loki dont elle doit prendre soin. Toutefois, Mara n’a pas hérité des dons chamaniques de Sygin : en rejoignant le monde des esprits, la Völva n’a conservé que ses intentions tout en étant dépouillée de ses talents de prophétesse.

En pratique, les pouvoirs de Mara se manifestent par ce qu’elle nomme la « Contagion Emotionnelle ». Cela signifie qu’elle est capable d’influencer les émotions d’un tiers, soit en lui insufflant les siennes, soit en manipulant son âme de façon à ce qu’il ressente une émotion de son choix. A noter que, depuis qu’elle accompagne Lars dans ses rites sombres, il ne lui est plus possible d’insuffler certaines émotions positives telles que la joie, la bonté, l’affection, l’allégresse, etc. A l’inverse, inspirer la honte, le dégoût, la haine, la colère, la solitude ou encore le désespoir est devenu un jeu d’enfant.
- Note : il lui est toutefois impossible d’inspirer une émotion qu’elle n’a elle-même jamais ressentie personnellement, telle que l’agonie, l’hystérie, etc.

D’autre part, elle peut user d’une technique appelée « Distorsion Psychique » et qui, comme son nom l’indique, lui permet de déformer l’âme d’un individu de façon à modifier subtilement son caractère. Un individu au naturel calme et serein deviendra donc irritable et sujet à des colères qu’on ne lui connaissait pas jusque là. Un autre, habituellement jovial et enthousiaste, deviendra aigri et pessimiste. L’intensité, comme la durée, de cette technique dépend de la quantité d’énergie que Mara a du sacrifier pour obtenir les résultats fixés.
- Note : Mara ne maîtrise pas encore tout à fait cette technique, aussi ne l’utilise-t-elle qu’avec prudence. Parfois, les traits qu’elle souhaite modifier demeurent, tandis que d’autres évoluent indépendamment de sa volonté. Cela lui a déjà joué des tours.

Enfin, elle maîtrise une palette de sorts qu’elle nomme « Trompes l’Âme », qu’elle peut s’appliquer à elle-même ou à un tiers via l’exécution de runes, domaine dans lequel Sygin lui est d’une aide précieuse. La Völva, maîtresse de l’art runique, est à l’origine de la majorité de ces Trompes l’Âme. Mara est notamment capable de dissimuler tout ou partie de l’aura d’un sorcier si celui-ci désire que ses dons ne soient pas dévoilés au grand jour : capacité, on s’en doute, hautement appréciée de son entourage à la Tenebrae, et pour cause.

Toutefois, puisque tout a un prix, les pratiquantes du Seydr sont condamnées à disparaître peu à peu. Leurs sens physiques s’étiolent, leurs défenses se fragilisent, leur mémoire est défaillante (jusqu’à l’amnésie partielle ou totale, parfois). Mara est encore jeune, si bien que sa mémoire demeure encore intacte, mais ses défenses biologiques sont parfaitement anéanties. Son système immunitaire ne la protège plus de grand chose, et un simple rhume peut la contraindre à rester alitée une semaine entière. Une mauvaise grippe peut même lui être fatale. Contrainte et forcée par un époux très protecteur, elle est soumise à un traitement médicamenteux lourd et abrutissant, à l’origine d’un trouble du sommeil à tendance insomniaque.
De plus, l'intensité de ses émotions varie désormais de façon parfaitement aléatoire. Sans raison apparente, sa joie frise parfois à l'euphorie, sa colère à la rage sourde. Ou bien, à d'autres moments, réagit-elle comme sous l'effet d'un puissant anesthésiant : ses joies et ses peines sont sans saveurs, atones et plates.
Qui plus est, elle est sujette à d’inquiétantes absences au cours desquelles Sygin prend possession de son corps, de plus en plus fréquemment, de plus en plus longtemps, en projetant l'âme de son hôte sur le plan des esprits. Cette situation, au demeurant peu inquiétante à l’heure d’aujourd’hui, pourrait bien avoir des conséquences calamiteuses si la Völva décidait de ne plus accepter de se retirer. Mara resterait alors prise au piège du monde astral, indéfiniment, jusqu'à ce qu'elle trouve d'elle-même le chemin de retour, ou qu'on l'y aide.

✤ Convictions « Pour vivre heureux, vivons cachés » - la maxime épicurienne ne manque pas de charme, n’en déplaise à certaines bêtes de scène. La lumière contraint, la lumière restreint. Dans l’ombre, tout se mêle sans entraves dans un maelstrom à la fois fécond et destructeur, incolore sans être insipide. Mara est en désaccord, en discordance même, avec la Révélation et ce qu’elle institue. Elevée dans le culte du grand secret, à ses yeux dévoiler sa vraie nature revient à s’automutiler de la pire des façons. A l’instar de son maître et époux, elle trouve cette initiative vampirique parfaitement intolérable. Les humains, par définition, ne peuvent pénétrer les sphères mystiques et mystérieuses. Que ce soit par la pratique, ou tout simplement par la compréhension. L’hypocrisie d’antan lui manque parfois, car elle entretenait une confusion qui lui était profitable dans son désir d’apporter le chaos et le désastre sur ce monde.
Paradoxalement pourtant, Mara ne cache que l’essentiel. Contrairement à l’aura de son époux, la sienne est irisée, à la façon du nacre, de mille et une nuances trahissant son appartenance au monde de la sorcellerie. Mais ce n’est là encore qu’une illusion, effet produit par un trompe-l’âme dont elle seule à le secret.  

✤ Signes particuliers
Tatouage - Une inscription en vieux norrois est tatouée sous son aisselle. C’est la seule marque visible du dieu sur sa chose. Elle désigne Loki par le biais d’un kenning signifiant, littéralement, « l’initiateur des tromperies ». Chaque rune est enchantée. Lorsqu’un individu tente de pénétrer l’intimité de son esprit, la sorcière en prend immédiatement conscience sans que l’intrus ne s’en aperçoive. Elle peut alors laisser filtrer des pensées choisies, tout en dissimulant les autres, de façon à ce l’importun pense être parvenu à les saisir toutes.
Une seconde inscription, bien moins discrète, disposée sur l'os de sa clavicule droite, qui semble être un tatouage mais qui n'en est pourtant pas un (puisqu'elle est apparue spontanément lorsque Mara est née), représente une rune signifiant « Là où il y a une volonté, il y a un chemin ».
Ornements - Mara porte son alliance lors de ses rares apparitions publiques en présence de Lars, autrement elle la porte autour du cou, nouée par un ruban de soie. N’appréciant pas le contact du métal sur sa chair, elle ne porte pas d’autre bijou que celui-ci.

Les eaux saumâtres lèchent sa gorge contractée par le froid en l’enveloppant dans une étreinte de laquelle, elle le sait (elle le croit), elle ne se délivrera jamais. C’est là sa punition, sa sentence, pour avoir eu l’outrecuidance de délivrer les messages des dieux à ceux venus les quérir, bafouant l'autorité d'un homme au dieu unique.

L’instant suivant, sous l’œil grand ouvert de Máni, elle disparaît de la surface de la terre pour entrer en Helheim. Silencieusement, elle adresse à ce monde des prières dénuées de la moindre peur. Njörd en personne viendra la chercher, elle peut déjà sentir le goût salé de ses baisers sur ses lèvres gelées.

Ses jambes se dérobent, ses muscles et ses nerfs relâchés n’opposent pas la moindre résistance au destin en marche. De ses bras grands ouverts, elle l’accueille comme l’épouse s’offre à l’époux. Alors les flots sombres prennent possession de la créature diaphane à la dérive et l’avalent, toute entière, dans un bouillonnement d’écume. Elle sent le courant destructeur l’emporter vers des ténèbres insondables, peuplées de silhouettes aux contours évanescents. Prise soudainement d’une déraisonnable panique, elle tente vainement de s’y cramponner mais ses mains crispées les traversent. Les sombres ectoplasmes en ronde autour d’elle se moquent de la voir s’époumoner car, se faisant, elle ne parvient qu’à accélérer l’inéluctable.

Sygin bascule.

Elle ouvre les yeux sur un monde gris qui n’est pas le sien, mais qu’elle reconnait pourtant. Ses brumes gonflées de cendres et de larmes mêlés, ses mornes valons parsemés de buissons jadis ardents, ses sentiers escarpés pavés de souvenirs ternis par l’inconsistance du temps qui, en ce monde, a cessé de s’écouler. Brisé, le sablier déverse sur cette terre désolée son contenu désormais obsolète.

Elle se souvient.

Dans son champ de vision, le miroitement d’un lac à la surface duquel flotte une barque perce les épais brouillards et l’interpelle. Elle s’approche, se penche pour s’y mirer. Mais nul reflet familier n’anime l’étendue placide, en dehors d’un arbre à l’écorce écorchée qui se tord comme pour s’y désaltérer. Dans un grincement, il s’étire, s’élance et ses branches noueuses ploient sous l’effort. Sygin se saisi de l’une d’entre elles, comme s’il s’agissait d’une main tendue et, l’instant d’après, elle traverse la surface d’onyx.

Elle est de retour, vagissante et impuissante. Et le bébé rose invective et vocifère à la face de sa mère, qui lui sourit et qui lui dit, dans une langue inconnue d'elle : « Bienvenue au monde, Mara. »

Confusion.

On lui fourre une mamelle rose entre les gencives et le lait s'y déverse, sans effort. Elle le recrache, furieusement ; elle n'en veut pas. Elle rugit, battant l'air de ses petits membres potelés et maladroits, en guise de protestation. L'un après l'autre, les visages inconnus se succèdent au-dessus d'elle. Elle y surprend des émotions diverses ; joie, affection, intérêt, mais aussi déception, anxiété, amertume. Chacune d'entre elles, elle les ressent dans sa chaire, comme s'il lui était donné de les palper.
Un flash l'aveugle, mettant subitement fin à ses considérations primaires ; elle s'attend à recevoir une vision. Rien. Un second flash imprime sa fragile rétine d'un second choc mais elle distingue, cette fois, une étrange boîte noire au centre de laquelle un œil de verre l'observe passivement. « Fais risette pour la photo, Mara ! » Mara par-ci, Mara par-là, est-ce là un nom ? Son nom ? « Sygin ! Sygin, fille d'Idunn du clan Völsung !», finit-elle par leur aboyer au visage. Mais son cri meurt sur ses lèvres, déformé par des cordes vocales immatures. Par-delà les couvertures dans lesquelles on l’emmaillote, elle distingue toutefois nettement les traits sévères d'une femme qui la dévisage. Leurs regards se croisent, s'ancrent l'un à l'autre. Puis, c'est le noir complet. Épuisée, elle sombre dans un sommeil profond, sans rêve.

Réveil en sursaut.
« Ta fille a de la fièvre, Aslaug. Quelque chose cloche... laisse-moi l'emmener, elle doit voir un médecin, murmure un homme penché au bord du lit, donne-la moi.
- Non, répond la mère, qui par réflexe compresse contre son sein le nourrisson moite.
- Tu n'es pas raisonnable, elle risque de mourir si nous n'agissons pas.
- Envoie-moi Skadi. »
Torpeur.
« Tu m'as faite appeler, ma sœur ?
- Skadi, j'ai besoin de... c'est bon, Yngvar, retourne auprès des autres, s'interrompt-elle, puis elle reprend, j'ai besoin de ton assistance, achève-t-elle, chevrotante, en découvrant l'enfant qui somnole. Elle refuse mon lait, elle refuse le biberon, et... ah ! elle est si chaude, Skadi, je t'en supplie !
- Donne-la moi, fais moi confiance. Demain, à l'aube, je te la rendrai saine et sauve. »

La brise marine humecte ses joues, myriade de baisés salés si doux et si frais, qu'ils apaisent un temps ses tourments. Paupières closes, bercée par ces sensations familières, elle déguste ce qu'elle pense être une réminiscence. Elle s'abandonne en confiance aux bras qui délicatement la berce, comme s'il s'agissait du rouleau des vagues.
Résonne alors, couvrant le ronflement des flots agités, un chant à la mélodie familière. Elle tend l'oreille, par delà le voile opaque de son épuisement.
Stupeur.
Elle ouvre les yeux. La femme aux traits sévères fixe l'océan, un pâle sourire aux lèvres. A-t-elle compris ? Sygin veut en avoir le cœur net, elle s'agite, élevant les bras vers cette gorge blanche qui, en vieux norrois, accompagne la rythmique du vent d'hiver. Alors la femme baisse enfin les yeux vers elle, et dépose sur son front brûlant une main glacée.
« Mon nom est Skadi, du clan Bjørnsen. Tu as fait un long voyage. Repose-toi, Völva. Je veille. »
Comme s'il s'agissait d'un ordre auquel Sygin ne pouvait qu'obéir, une somnolence s'empare de « son » corps et de son esprit, alors que milles et unes questions se pressent pourtant à l'orée de ses lèvres impuissantes.
Elle sombre alors, sans opposer aux visions qui l'assaillent de toute part la moindre résistance.

Elle erre, et autour d'elle de sombres valons cabossent la surface d'un monde gris, qu'elle foule désespérément sans finalité, désorientée. Elle ne saurait affirmer depuis combien de temps elle martèle de son pas aliéné ce sol désert, et peut-être tourne-t-elle en rond car tout ici-bas se ressemble.
Alors qu'elle va baisser les bras, quelque chose de dur se plante entre ses omoplates. Volte-face. Le vieil homme dresse un index en sa direction, mais son regard semble la traverser comme s'il ne la voyait pas. Interdite, elle l'interroge : « Que vois-tu, vieillard ? » Seule réponse, son doigt s'agite nerveusement. Alors, Sygin se retourne et suit du regard le geste, qui ne la désignait pas elle, mais un troisième personnage dont elle n'avait, jusqu'alors, pas relevé l'existence.
Elle quitte le vieil homme, et s'avance prudemment vers l'homme qui lui tourne le dos. Il est à demi-nu, et elle distingue une plaie sur son flanc, une plaie cicatrisée mais de laquelle s'échappe toutefois un liquide bouillonnant, noir, si noir... ce ne peut-être du sang. Parvenue à sa hauteur, quittant des yeux la purulente blessure, elle l'interpelle : « Qui es-tu ? Que t'est-il arrivé ? » Alors, se découpant sur le ciel gris, la face éborgnée de ce qu'elle pense être un guerrier lui arrache un mouvement de recule.
Elle perd l'équilibre et chute en arrière, n'emportant avec qu'elle que le souvenir de ce profil effrayant, qu'elle n'aura désormais de cesse de pourchasser, à la surface de la terre ou dans ce monde gris qu'à de multiples reprises elle visitera, dans l'espoir obsessionnel de le revoir.  

Et les dieux, dans leur bonté, l'exaucèrent. Des années plus tard.

Du bout du pied, Mara agite la surface tranquille du lac au bord duquel Skadi s'est endormie. Elle devrait l'imiter, s'allonger et s'assoupir quelques minutes sous les rayons de ce tendre soleil printanier qui réchauffe, sans brûler, leurs peaux pâles dénudées. Mais sous son front plissé, la houle confuse de ses pensées ne semble pas vouloir s'adoucir. N'y tenant plus, elle secoue l'épaule de sa tante qui grogne, par deux fois, avant de basculer dos au sol dans un geste d'impatience : « Qu'est-ce que tu veux...?, marmonne-t-elle, hébétée.
- Montre-moi la lettre.
- Encore ? Rah... ça ne peut pas attendre ?
- Non, vraiment, ça ne peut pas. S'il te plait, s'il te plait !
- Tu sais que le contenu n'a pas changé ? Tu auras beau la lire dix ou cent fois, les mots seront toujours exactement les mêmes qu'à ta premier lecture.
- Donne-la moi ! Qu'est-ce que ça peut te faire... »
Skadi soupire, tâtonnant d'une main maladroite son jean tâché d'herbe. Mais à l'instant où l'angle de l'enveloppe apparaît, Mara la lui arrache des mains et s'enfuit. Un second soupire, plus agacé encore, accompagne cet empressement. Appuyée sur ses coudes, les sourcils légèrement froncés, Skadi réprime un mouvement pour la retenir. « Ne t'éloigne pas !, la prévint-elle, tout en sachant pertinemment qu'elle serait désobéis, Rentre avant la tombée de la nuit ! », ajoute-t-elle, plus raisonnablement.
Mara est déjà loin, et feint de ne pas écouter les mises en garde. Déjà, son attention se perd entre les lignes de la missive qu'elle ne cesse de lire et de relire depuis le matin. Elle « sent » l'intérêt de la Völva s'éveiller, et se pencher, d'une certaine façon,  comme au-dessus de son épaule pour suivre sa lecture et, intérieurement, elle l'interroge, au fur et à mesure qu'elles dévorent ensemble ce manuscrit que, déjà, toutes deux seraient capables de réciter par cœur : C'est lui ? Sygin, c'est lui, n'est-ce pas ? / Peut-être. / Que dois-je faire ? / T'en assurer. / Comment ? / En y allant ? / Aux Etats-Unis ? Ce n'est pas tout près... / Regarde le cachet de l'enveloppe. / ... Danemark ? Il est ici ? / Ou il l'était. Réponds-y. Accepte de le rencontrer. / Tu crois ? / Dans le pire des cas, une rencontre n'engage à rien./ Il est tout de même question de fiançailles... / Raison de plus. Tu ne peux raisonnablement ni accepter, ni refuser un tel engagement sans l'avoir par ailleurs rencontré. / Oui, ce n'est pas faux. Mais Skadi... / Skadi, je m'en occupe. / Très bien. Dans ce cas, allons immédiatement lui répondre.
Avec empressement, Mara bifurque en direction du chalet dans lequel sa tante et elle logent depuis quelques années. Une appréhension mêlée d'excitation naît au creux de son ventre, tandis qu'elle traverse le bois désert. La jeune femme célébrera à la fin de l'année ses dix-huit ans, dont seize passés dans un isolement quasi-complet. Au lycée, qu'elle ne fréquente que depuis deux ans, on l'a même dotée d'un surnom, Mowgli, en référence à l'état sauvage dans lequel elle a été élevée. L'étrangère, la sorcière, c'est ainsi qu'on la désigne toutefois, lorsqu'elle a le dos tourné. Mais elle s'en ait toujours moqué. Curieusement, toutefois, en ce doux mois de mai, Mara redoute déjà l'hiver. Car alors, peu importe sa décision, elle devra renouer avec ce monde des hommes dont Skadi l'avait arrachée, pour son bien. Elle ne sait pas à quoi s'attendre, ni ce qu'il adviendra d'elle, une fois lâchée au milieu de cette faune dont elle ignore les codes et les mœurs. Cette simple idée la terrifie, car Sygin elle-même ne lui sera d'aucune aide. Peut-être, alors, peut-être les dieux lui ont-ils finalement envoyé l'homme que la Völva avait vu en vision, dans les jours ayant succédé sa naissance, pour la guider ? Peut-être. Ce serait là un inespéré secours, et c'est en se raccrochant à ce mince espoir qu'elle s'engouffre dans la maisonnette, prête, autant que cela se peut, à embrasser son destin, quel qu'il soit, pourvu que ce soit au bras de cet homme, en qui Sygin croit, en qui elle veut désespérément croire aussi.

« Mère, j'ai peur, fit-elle en ramenant contre elle ses genoux. Ses paupières rattrapèrent au vol une ou deux larmes.
- Contrôle-toi. Ne créé pas d'esclandre. Pas aujourd'hui, pas devant eux. »
Aslaug Bjørnsen scrutait par la fenêtre les va-et-viens des invités. Dos à sa fille, elle ne remarqua pas le regard noir qu'elle lui jeta. Mara avait bridé depuis bien longtemps ses dons, et ce n'était certainement pas grâce à sa mère. Elle supportait donc difficilement ses remontrances, ses mises en garde, ou même tout simplement qu'elle aborde le sujet.
« Moi aussi, j'avais peur d'épouser ton père, reprit-elle.
- Je n'ai pas peur d'épouser Lars. J'ai peur de...
- De ne pas en être digne ? Voyons ! Mara, tu es une Bjørnsen, tu ne devrais pas nourrir de telles anxiétés. »
Non, ça c'était ce qui terrifiait Aslaug, pas elle. Les Bjørnsen nourrissaient, à l'égard des Schimmel, une gêne ridicule que Mara n'était pas encore en mesure de comprendre. Elle s'était sentie humiliée lorsque, la veille, elle avait assisté aux courbettes de sa mère devant celui qu'on nommait ici le Baron, cousin et ami de son fiancé. L'homme avait toisé Aslaug, et l'ensemble de la délégation danoise, comme s'il était sur le point de leur accorder un quelconque honneur. Mais Mara avait soutenu son regard, lui renvoyant au visage son mépris silencieusement. Elle aurait juré le voir sourire, en murmurant à l'oreille de Lars quelque chose qu'elle n'avait pas été en mesure d'entendre distinctement. Peut-être un commentaire sur son âge, ou sur son effronterie. Elle s'en était moqué, hautaine et sûre d'elle, priant que les battements de son cœur affolé ne la trahissent pas.
« Tu dois porter fièrement ton nom, ma fille, et combler ton époux de sorte qu'ils ne puissent jamais rien te reprocher. Jamais, tu m'entends ?
- Oui, mère. »
Effroi. Soupçon de panique. Mara les renifla dans l'air, lorsque sa mère lui fit de nouveau face. Qu'avaient-ils de terrifiant, tous ces gens ? Mara ne les craignait pas personnellement, sa crainte venait uniquement du fait qu'elle n'avait jamais vu, de sa vie, autant d'être humains rassemblés. Habituée à vivre seule avec Skadi, libre comme l'air, les contraintes de la vie sociale la mettaient mal à l'aise et étaient source d'anxiété. Mais Aslaug, quelle était sa raison ? Silencieusement, elle l'interrogea du regard. Mais sa mère se détourna d'elle à nouveau :
« Je vais... chercher tes sœurs. Sèche tes yeux, ou ton maquillage va couler. Et arrête de tripoter tes cheveux ! » Elle disparu dans le couloir, la porte de la chambre claqua sur ses talons. Mara se leva, courbaturée par une nuit blanche. Lentement, sur la défensive, elle gagna le point d'observation récemment abandonné par Aslaug. En contre-bas, le ballet des voitures de luxe ne tarissait pas, déversant sur les pelouses de la propriété un flot impressionnant de convives tirés à quatre épingles. Schimmel et Bjørnsen s'évitaient soigneusement, quant aux Sørensen, vêtus traditionnellement de noir pour les mariages, ils semblaient tout droit sortis d'un caveau. Entre ces trois groupes bien distincts, les invités déambulaient, commentant probablement le faste de la noce, ou prédisant l'issu de ce mariage que personne n'avait vu venir.
Dans son dos, les gongs de la porte grincèrent. Quatre de ses sœurs encore célibataires entrèrent, au beau milieu d'une discussion agitée, à laquelle elles mirent brutalement fin en tombant presque nez-à-nez avec leur cadette :
« De quoi parliez-vous ?
- Oh, de rien. Tu sais. Les cancans d'un mariage... Tu es prête ?, l'interrogea la plus âgée.
- Comment ça, de rien ? Merde, ça la concerne !
- Chut ! Mère nous a...
- Oui, mais Mara est notre petite sœur à toutes, c'est de notre devoir de la prévenir. Elle part demain, après ça sera trop tard. »
Mara assista à leur petite dispute sans intervenir. Elle avait horreur que l'on parle d'elle à la troisième personne en sa présence, mais elle ne releva pas, se contentant de les observer tour à tour, bras croisés sous la poitrine, sourcils froncés. La plus âgée remarqua l'expression de son visage, gonfla les joues, et expira bruyamment :
« On parlait de ton fiancé. Tu es... sûre de toi, Mara ? Tu pourrais rencontrer quelqu'un de ton âge, en tant que cadette tu n'as pas à penser à la famille.
- Je n'y pense pas.
- Pourquoi lui, alors ? Pourquoi cet homme si vieux, si... Tu ne le trouves pas... effrayant ?
- Si, un peu, admit-elle en baissant les yeux, mais un sourire feint éclaira momentanément son visage, J'épouse le loup pour vous laisser les moutons, chères sœurs. Ces dernières forcèrent un sourire. L'aînée reprit, tandis que les deux autres demoiselles d'honneur s'affairèrent sur leurs propres tenues, muettement, attentives :
- Nous avons... entendu des choses. Tu te souviens de la vieille Alvida ? La tante de maman ?
- La folle ? Oui, je m'en souviens vaguement, eh bien ?
- Elle se disputait avec... Ghilda ? Ginna ? Bref, avec sa fille, à propos de ton fiancé.
- S'il te plaît, viens où tu veux en venir, s'impatienta Mara qui décela chez ses sœurs l'effroi qu'elle avait auparavant déjà "senti" chez Aslaug. L'aînée hésita, son visage cramoisi témoignant d'un dilemme intérieur qu'elle surpassa toutefois :
- Il a déjà été marié, tu savais ?
- Plus ou moins.
- Sais-tu qui est Gretchen ?
- Sa première épouse, je présume... Ecoute, je n'ai pas envie d'entendre parler de ça aujourd'hui, c'est mon...
- Non, attends, maintenant laisse-moi finir. Comme si soudain une fatigue extrême s'était abattue sur ses épaule, l'aînée s'effondra sur un tabouret et enjoignit sa jeune sœur à la rejoindre, en lui tendant une main fébrile. Cet homme est dangereux, bien plus encore qu'il n'y parait. Il l'a tuée, Mara ! Il l'a...
Toc, toc, toc.
« Oui ? Qui est là ? »
Silence.
« Mara. Mara, regarde-moi. Tu peux encore t'enfuir. Tu peux encore..., chuchota fiévreusement l'aînée, tandis que tous les yeux se tournaient vers la porte de la chambre qui s'entre-ouvrait.
- Mesdemoiselles. Ma fiancée est-elle prête ? Frisson. Effroi. Soupçon de panique. La voix de Lars glaça les sangs des demoiselles d'honneur, et probablement s'en rendit-il compte, car il ajouta, amusé : Je n'entre pas, n'ayez crainte. On nous attend, je tenais à vous en informer.
- Nous arrivons, une minute !, lança Mara, sans quitter des yeux l'aînée, blafarde dans son taffetas bleu nuit.
- A tout de suite, dans ce cas. »
Échappant à l'étreinte de sa sœur, Mara ajusta son corsage, inspecta son reflet, débarrassée de toute peur, de toute anxiété. Dans le miroir, se reflétaient également les mines déconfites de ses demoiselles d'honneur, serrées les unes contre les autres comme des pâtisseries dans un présentoir.
« Il l'a tué, parce qu'il le devait. Si tout cela est vrai, je lui en suis reconnaissante. Autrement, comment aurions-nous pu nous marier ? Cessez de trembler, à présent. Réjouissez-vous plutôt. Ce soir, je me marie. »