La nuit était un berceau de douceur, une immensité si sombre, tel un café égorgé d’une rondeur laiteuse et grosse d’une naissance à venir. Même le bruit des chauves-souris ne parvenaient à étrangler l’absurde vérité d’une présence cadavérique dans un jardin. Pourtant les animaux devaient bien le sentir, cette absurde sensation que le monde des vivants et des morts s’entremêlent sous l’irréalité de la vérité méconnue des mortels. Néanmoins, la petite fille à la chevelure sombre descendit les marches du perron, laissant ses pieds nus se noyer dans l’herbe clairsemée de perles scintillant sous l’éclat de l’astre argenté qui éclairait les lieux. Et elle n’avait pas peur du monstre qui se tenait à quelques pas seulement, dans toute sa dominante présence, son teint trop pâle ressortant étrangement parmi les autres visages que la petite fille avait l’habitude de croiser, auxquels elle n’avait jamais cessé de parler un jour.

« Tu es venu. » souffla-t-elle en courant jusqu’à lui, son visage se recueillant contre son ventre tandis que ses bras l’enveloppaient, avant de la soulever pour mener ses traits près des siens, son regard s’égarant dans le sien.

Elle savait ce qu’il était, il le lui avait glissé le second soir où il s’était rendu auprès d’elle, et même à cette seconde, elle n’avait soufflé à quiconque l’insistance de ses visites, ni même l’indécente présence dans sa chambre… comme en ces instants, où il ne s’attarda pas dans le jardin, l’entraînant avec lui dans l’obscurité de la petite pièce, la fenêtre entrouverte permettant à l’air ambiant de troubler l’obséquieux silence que seul le frémissement des draps martelait d’une existence autre que celle d’un vampire et d’une enfant.

« Pourquoi ne serais-je pas venu Alejandra ?
- Je ne sais pas. J’ai mal réagi hier soir, j’ai été méchante… » et pour cause, la gamine s’était tout simplement énervé à l’idée qu’il puisse boire son sang.

Elle était jeune mais pas idiote, et puis les esprits parlaient beaucoup parfois, devenant bien trop bavards au point de lui avoir glissé qu’il la tuerait s’il étanchait sa soif à sa gorge. Et la petite fille brune ne voulait pas mourir, maman serait si triste de la perdre, c’était inévitable n’est-ce pas ? Il fallait vivre un peu plus longtemps pour lui faire plaisir, pour la voir sourire encore un peu. Aussi, silencieuse, Alejandra craignait qu’il ne lui en veuille pour la veille, et avait même eu peur qu’il ne vienne pas jusque-là, tandis qu’il la faisait glisser sur le lit, de sorte à ce qu’il puisse s’agenouiller face à elle, passant ses doigts dans sa chevelure sombre.

« Tu avais le droit de dire non.
- Tu ne voulais pas me tuer alors ?
- Bien sûr que non mi cara.
- Maman m’appelle ainsi. » répliqua la petite fille plus songeuse, tandis que l’ombre d’un sourire s’étirait sur les lèvres de l’être d’éternité qui se tenait face à elle. « Qu’est-ce que tu voulais alors ?
- Juste goûter ton sang et que tu en fasses de même.
- Mais c’est dégoûtant ! » s’exclama-t-elle dans une murmure presque inaudible, qui laissa rire son mystérieux ami nocturne.
« Je te promets que tout sera mieux après, que tu pourras venir avec moi, dans mon monde, enfin, sans que tu ne deviennes comme moi.
- Et maman ?
- Nous ne pouvons pas l’emmener, tu comprends, n’est-ce pas ? Elle ne te comprend déjà pas. » Et déjà son visage s’inclinait sous une sombre compréhension.
« Mais je pourrai la revoir quand même ?
- Bien sûr. Me croirais-tu sans cœur ?
- Hin hin. » répondit-elle en secouant la tête de gauche à droite, puis inversement. Il fallait réfléchir, savoir… que voulait-elle au fond ? Suivre cet être fascinant qui venait chaque nuit, ne plus ressentir les affres d’une trop fourbe séparation. Elle le savait au fond d’elle, et il semblait également s’en douter… à force de lui raconter d’étranges histoires, quand sa mère ne voulait pas l’écouter parler des esprits, quand elle ne voulait pas que la petite voit sa grand-mère maternelle, quand elle ne voulait surtout pas lui parler de son père. Qui était-il au fond ? Alejandra ne savait de lui que ce nom qu’ils avaient en commun, ainsi que ses yeux vert qu’elle tenait de lui, cette pâleur naturelle de peau qu’il lui avait légué.
« Ça fera mal ?
- Un peu, mais ça passera, et tu guériras avec mon sang. Comme je te l’ai dit, il est magique. Tu seras si belle ensuite…
- T’es bizarre des fois. » répliqua-t-elle en se mettant à rire. « Bon… d’accord, mais là… » commença-t-elle en lui tendant son poignet, désireuse de lui faire plaisir, et n'ayant plus peur qu'il en vienne à la tuer en obtenant ce qu'il voulait. C'était idiot peut-être de lui faire confiance, et pourtant, l'innocence avait cette beauté, cette fragrance… « …Le cou ça serait trop bizarre. »

Un léger petit rire s’échappa des lèvres du caïnite tandis qu’il approchait ses lèvres du poignet de la petite fille, un dernier regard, un dernier sourire, et ses crocs s’enfoncèrent dans la chair, la laissant expier un léger cri de douleur passager. Mais l’étreinte ne dura pas longtemps, une fraction de seconde peut-être, avant qu’il n’entaille son propre poignet, qu’il tendit à la petite fille après s’être assis à côté d’elle. Son regard s’attardait un bref instant sur le sien, avant de laisser sa langue, ses lèvres boire le liquide vermeil dont l’étrange saveur se glissa dans sa gorge… cela avait un goût… un goût… Elle pourrait presque sentir la terre, l’abîme, la mort… et elle détestait ce goût. Aussi le repoussa-t-elle quelques secondes plus tard, une moue écœurée sur ses traits de poupée.

« Beurk !
- Tout a un prix, tu devrais le savoir.
- Oui ben c’est pas bon. » décréta-t-elle d’un air borné, avant de remarquer qu’il se levait déjà, qu’il…
« Tu pars déjà ?
- Je ne peux pas rester ce soir, mais dans trois nuits, je reviendrai t’emmener avec moi.
- D’accord. Bonne nuit…
- Dors bien mi cara. » souffla-t-il en lui déposant un baiser sur son front, et il… disparut.

Le terme n’est pas abusé en l’occurrence, puisqu’il ne revint que pour deux autres nuits, lui redonnant du sang, la marquant simplement, puis jamais. Cette troisième nuit porteuse d'un départ ne se présenta pas. Et ce ne fut pas l’attente interminable de la petite fille qui y changea quoique ce soit. Elle sortait chaque nuit l’attendre dans ce maudit jardin chargé de rosée, elle sortait… jusqu’à ce qu’un soir, en rentrant, bredouille de son attente, elle découvre le corps sans vie de sa mère sur le sol, et l’esprit de cette dernière qui traînait, un peu égaré en un mot, avant de s’en aller, furtivement, sans que la petite fille ne s’en préoccupe…

« Maman… » souffla-t-elle, la gorge serrée, avant de tomber à genoux, de secouer sa mère de toutes ses maigres forces, désireuse de faire mentir cette réalité dont elle avait bien trop conscience. Elle était encore si belle, son teint était si rose encore, légèrement marbré, mais trop peu pour vous promettre qu’elle était morte. Elle devenait blanche de peau, tout comme sa fille, voilà tout. Mais à force de minutes infructueuses, la petite fille s’empara du téléphone, composant précipitamment le 911… « C’est ma maman, elle bouge plus, elle est… je crois qu’elle est morte. Pour de vrai. »


Je n’ai pas eu de chance, vraiment. Après que mon vampire, le seul qui me comprenait soit parti, c’est ma mère qui est morte, laissant derrière elle la petite fille que j’étais, et que sa mère, qu’elle ne voulait surtout pas voir dans l’entourage de cette dernière, éduqua. J’étais ainsi allée vivre avec ma grand-mère, Allegra, qui m’éduqua, m’apprenant le vaudou, et je comprenais pourquoi ma mère n’avait pas voulu que je la côtoie, puisqu’elle-même n’avait jamais voulu accepter son don, très tôt, elle avait désiré être comme tout le monde, et non pas l’être étrange, une sorcière, comme celle qui l’avait mise au monde ou moi. Et puis, je pouvais bien comprendre que ce n’était pas une vie que l’on désirait de gaîté de cœur, parce que l’on découvre si rapidement que le monde n’est pas tout rose, que la mort est là, que des êtres étranges le composent et y vivent sans que personne n’en ait réellement conscience.

Mais ce fut avec des valeurs et des principes inculqués par ma grand-mère que je grandis, et l’on a beau prétendre que le vaudou, et la nécromancie sont des pratiques diaboliques ou dignes de la magie noire, ce ne sont que des foutaises ! D’un côté il y a le blanc, de l’autre le noir, quand le gris n’est rien d’autre qu’inexistant. Et je n’en suis pas moins une personne élevée convenablement, aussi blanche qu’il le faudrait, et c’est entre autre pour cela que je suis devenue une chasseuse de vampires… de métamorphes aussi parfois, mais de vampires surtout, parce que je n’ai jamais pardonné à mon ami d’autrefois, et la rancœur est tenace, surtout que je le considère involontairement comme responsable de la mort de ma mère. Ou peut-être… n’aurais-je jamais vu son cadavre s’il avait tenu parole. Peut-être est-ce là le plus difficile dans l’histoire, le visage immortellement mort dont les traits se sont gravés au fond de mon esprit ce jour-là, sous l’immobilité macabre de son être, dans toute la beauté des doigts décharnés de la faucheuse dévalant sa peau pétrifiée.

En un mot, j’étais bonne dans ce que je faisais, j’avais appris sur le tas, comme pour la nécromancie, même si le vaudou m’a pas mal aidé à devenir ce que j’étais, ma grand-mère en a toujours été très fière d’ailleurs, plus encore quand elle a découvert la portée de mes capacités à relever les morts. Elle… m’avait alors formée, appris… tandis que j’avais la fâcheuse tendance à me renfermer sur moi-même, à ne pas faire facilement confiance aux gens, vestige inévitable de l’abandon du vampire qui composa une bien trop courte… ou longue semaine, cela diffère sans doute selon le point de vue, ou l’humeur.

Un jour néanmoins… un jour… j’ai appris pour le procès, et finalement le coming out des vampires qui a fini par leur donner des droits. Des droits ? Non mais c’était nouveau tient, bientôt les autorités viendraient à donner des droits aux zombies pendant qu’on y était ! Des assassins immortels, quelle joie ! Bien sûr, ils avaient prévu le coup, des boissons remplaçant le sang humain devaient les intégrer dans notre monde. Je sais que les vampires ne sont pas tous… mauvais, qu’il en existe même des gentils, des êtres qui mériteraient peut-être plus que le regard indifférent que je leur porte, mais de là à leur donner des droits au point de devoir avoir un ordre d’exécution pour abattre les contrevenants, c’était… aberrant ! Car oui, j’étais devenu une exécutrice, en un mot, je tue les vampires reconnus coupables… ou même d’autres créatures en fait, et si j’ai eu ce poste, c’est parce que tout ça c’est un peu mon rayon, et que… et bien on savait qui j’étais, une grande chasseuse. Même si aujourd’hui ce n’est plus vraiment le cas… je ne reprends les armes que lorsque cela est nécessaire, même si, j’ai fort heureusement un port d’arme qui me permet d’en garder une à ma taille constamment. C’est un peu… mon assurance vie, même si ce n’est pas ça qui va me protéger des vampires me tournant autour avec obstination. Et vous savez quoi ? Et bien c’est chiant ! A croire que je suis le petit pompon que l’on vous fait miroiter lorsque vous êtes dans un manège, qui tourne, et tourne, et tourne encore.

Mais le plus étrange dans tout cela, c’est sans doute celui qui est parvenu à toucher mon cœur… Pourquoi est-ce que cela est étrange ? Parce qu’il n’est tout simplement pas humain. Déjà avec l’un d’eux, la chose me paraissait… ce n’était pas pour moi en un mot. Et je dois avouer que si l’on m’avait dit il y a quelques années que je serais amoureuse et en couple avec un lycan, je crois que j’aurais ris au nez de l’idiot capable de dire une chose pareil, médium ou pas. Pourtant, jamais je ne le regretterai je pense, il est un peu, comme une bouffée d’air dans l’univers sanglant et si sombre qui s’avère être le mien. Et ce… même s’il me protège un peu trop, alors que je suis aussi indépendante qu’un chat.



« Ah te voilà enfin !
- Quoi ? Quelqu’un est mort ? C’est pas nouveau ça. » répliqua-t-elle en se servant une tasse de café négligemment, et en le laissant aussi noir que de l’encre. Elle adorait ne rien y mettre, ressentir la force du sombre nectar, son aigreur également. Il n’y avait que cela de vrai pour se réveiller ou se redonner un bon coup de fouet.
« Tu pourrais au moins être sérieuse de temps en temps.
- Fiche-moi dehors si t'es pas content ! »

Ce qu’il pouvait l’agacer à la fin, avec ses grands discours sur ‘la ponctualité c’est de l’argent’, ‘tout contrat est bon à prendre’, ‘on est des professionnels pour répondre aux désirs des gens, quels qu’ils soient.’ Et bla et bla et bla. Elle avait l’air de faire ça ? Enfin… quand elle en avait le choix, il était normal qu’elle préfère rester fidèle à ses valeurs, ce qui n’était finalement pas toujours très simple à faire ces derniers temps. S’asseyant négligemment dans son fauteuil, elle porta sa tasse à ses lèvres, tandis qu’elle glissait l’une de ses jambes sous ses fesses, dardant un regard attentif sur celui pour lequel elle travaillait. Ohhh ! Si elle avait le temps et l’argent, ce serait sa propre boîte qu’elle fonderait, histoire de se débarrasser de cet idiot, enfin… surtout si elle avait la patience de gérer un budget, ce qui n’était véritablement pas le cas. Et puis les gens se méfiaient dernièrement, un peu trop, comme si ce qu'elle faisait relevait finalement du diable. Du diable ! Vous vous rendez compte ? C'était tout simplement absurde !

« Je devrais ! » … mais il ne le ferait pas, les clients l'aimaient bien, elle avait du "talent", et l'on venait la trouver elle, exprès. D'autant plus que maintenant elle bossait, enfin façon de parler, pour la BIAS, et peut-être était-ce aussi la raison pour laquelle il était si justement sur les nerfs, parce qu'elle devait parfois annuler ses clients pour bosser avec eux. Mais le fait que les clients la plébiscitent était précisément la raison pour laquelle la jeune femme se permettait ce genre de répliques directes. Enfin, de toute manière, elle l’était naturellement, et vous saviez ce que l’on disait… chassez le naturel et il revient au galop, et pour Alejandra, c’était tout à fait ça.
« Si tu le dis. » répliqua-t-elle en haussant les épaules, avant d'avaler une nouvelle gorgée de café. « Maintenant tu m’expliques la raison de ta mauvaise humeur ou…
- Tu as des clients qui doivent arriver dans cinq minutes.
- Dans cinq minutes ? La touche appel de ton téléphone était enrayée ? Qu’est-ce qu’ils veulent ? » Le bruit de la porte d’entrée interrompit là leur conversation…
« Il faudra que tu le leur demandes toi-même. »

Fort bien, elle le leur demandera alors. Elle ne voyait pas pourquoi il s’énervait à ce point… enfin, elle ne le voyait pas jusqu’à voir entrer un couple d’aristocrates aux vêtements bien plus chers que ce qu’elle ne porterait jamais. Disons qu’elle pourrait, mais à quoi est-ce que cela pourrait bien servir au fond ? Chaque nuit elle allait travailler, et il lui arrivait de faire des rencontres imprévues un peu trop souvent ces derniers temps, à tel point que ses habits ne s’en sortaient que peu souvent parfaitement indemnes. Et puis, il fallait qu’elle puisse dissimuler son arme, ce qui n’était pas toujours très simple avec des vêtements aux textiles à la finesse trop précise. Elle redoublait certes d’ingéniosité pour la dissimuler, mais tout de même.

Aussi, emboîtant le pas de son patron qui avait eu une crise d’hystérie en la voyant arriver un après-midi comme si elle sortait d’un combat de boue, elle faisait tout de même des efforts. En un mot, elle plaqua un sourire sur ses lèvres délicates, oubliant la pâleur insidieuse de son teint, qui témoignait véritablement du peu d’exposition au soleil qu’elle autorisait à sa peau, elle tendit la main à ces êtres sommes toutes banales.

« Bonjour et bienvenue, je suis Alejandra Starling, je vous en prie asseyez-vous et expliquez-moi ce que je peux faire pour vous. »

Et d’un speech parfaitement su ! Un ! Dire qu’elle n’était venue que pour remplir de la paperasse et qu’elle se retrouvait à discuter avec des clients. Sans doute voulaient-ils la connaître avant un quelconque rite. Des fois cela sécurisait les gens, et puis d’un autre côté, elle préférait largement rencontrer les personnes, plutôt que de se rendre à un rendez-vous et avoir envie de tuer son patron, parce que ce sont des idiots qui veulent savoir où se trouve la liste des invités d’un mariage, ou… Franchement, pour lui, tant que les gens paient, tout est bon à prendre, mais vous n’allez pas déranger des personnes dans leurs tombes juste pour savoir où est la liste des commissions, c’était du moins ce que la jeune femme pensait. Enfin… et c’est elle qui pense ça ? Avec tout ce qu’il se passe en ce moment ? Comme si ses propres valeurs avaient toujours une réelle importance. A ses yeux peut-être, mais le reste du monde s’en fichait tellement bien.


Courir. Juste courir. Et ne jamais s’arrêter avant de se retrouver en sécurité dans un lieu infranchissable. A droite. A gauche. Elle laissait son corps se mouvoir comme s’il savait mieux qu’elle où se trouvait la sortie de ces bois. Jamais elle n’avait été à ce point perturbée. Jamais. Le mal avait un visage, la souffrance, maladroite déraison au masque de cire, en avait un autre. Et c’était cela qu’elle avait vu cette nuit. Cela qui s’était gravé d’une manière immortelle dans l’ambre verdâtre de ses prunelles.

Le souffle un peu court, la respiration saccadée, la jeune femme venait de rentrer chez elle pour le moins secouée. Grimpant ces maudits escaliers de ses jambes flageolantes, quelques mèches de ses cheveux en bataille retombaient maladroitement sur ses traits, lui donnant un air revêche, échevelée au possible. Et les battements frénétiques de son cœur lui paraissaient presque trop sourds en un sens, étouffant son audition d’un martellement brûlant. Quelques pas encore, et elle s’emparait de son arme, tandis qu’une peur sourde l’oppressait avec obstination. Vivante. Elle l’était, et c’était son but ultime durant toutes ses années, rester fidèle à ses valeurs du mieux qu’elle le pouvait, s’y accrocher au point d’en lacérer la réalité furibonde. Vivante, grâce à Alessandro. Mais vivante tout de même.

Ces êtres… la connerie était humaine et elle le ressentait en cet instant, au point d’avoir été plus imprudente que jamais en sortant dans les bois de cette manière. Alessandro avait été clair, quelqu’un… Et puis même ? Etait-elle du genre à s’enfermer sous prétexte que l’on pourrait en vouloir à sa peau ? Certes, Devon l’aurait sans doute désiré, trop protecteur qu’il pouvait l’être par moment, mais tout de même. Elle n’allait pas se terrer comme un lapin, non… elle débusquerait et… Idiote ! Et quoi ? Qu’aurait-elle pu faire contre le maître de la ville ? D’autant plus qu’elle éprouvait de la compassion pour un type qui avait voulu la tuer… Bon… il devait avoir ses raisons, mais de là à l’attendre sagement, il y avait un monde.

Mais même alors, elle ferait quoi ? Elle irait lui rendre une petite visite, et puis ? Elle tenterait de bavarder ? Puis de l’abattre quand elle verrait que cela ne servait à rien ? Cela ne marchait plus comme ça, il fallait un ordre d’exécution, et il ne fallait pas être très intelligente pour savoir que celui-ci ne tomberait pas. Jamais sans une excellente raison. Se redressant, s’avançant d’une démarche plus raide en direction du canapé, elle s’empara d’une figurine qu’elle fit voler à travers la pièce d’un geste impulsif, pour la voir finir éclatée en un millier de morceaux de verre contre le mur.

« Et merde… en plus si je fous ma tapisserie en l’air. » soupira-t-elle.

Non, non, et non, elle n’était pas une poupée obéissante ou exécutable à volonté, elle n’était rien de tout cela ! Néanmoins, il était tout simplement hors de question qu’elle ne reste pas sur ses gardes, qu’elle ne fasse pas attention. Le monde… à croire qu’elle ne comprenait pas, qu’elle ne saisissait pas. Et c’était exactement cela. Alessandro lui avait promis une réponse, des explications ; elle les attendrait, parce qu’elles étaient cruciales pour sa propre vie. Se laissant finalement tomber sur le canapé, il n’y avait d’ailleurs pas la moindre grâce dans ce geste, sans prendre garde à l’état lamentable de ses vêtements après l’épisode de la forêt. Tandis qu’elle recroquevillait ses jambes sous elle, de funestes questions lui trottant dans la tête : pourquoi ? Pourquoi elle ? Qui était Orphée ? Qui était-elle pour tourner la rancœur inspirée d’une douleur infâme, du maître de la ville contre elle ? C’était tout de même plus important que de ressembler à un mannequin entre nous. Et si la curiosité est un vilain défaut, parfois elle tue, d’autres fois, c’est un peu comme les méduses roses de Bob l’éponge, elles vous sauvent la vie en vous suivant partout. Elle n’était même pas certaine que les éponges faisaient quoi que ce soit dans ce sens, mais après tout, ça sonnait plutôt bien. A croire que tomber sur un pauvre épisode vous instruisait inévitablement. Enfin… l’état de ses vêtements était encore une preuve qu’il ne fallait pas dépenser trop d’argent pour sa garde robe, ça coûtait déjà suffisamment cher à faire remplacer, alors si en plus elle y mettait toutes ses économies, elle se retrouverait sur la paille et dans la rue avant d’avoir pu dire ouf. D’autant plus que cela voudrait dire adieu à son rêve de monter sa propre boîte un jour… elle y arriverait ! Parce que son patron était un vrai con, et que merde, elle avait un projet, elle s’y tiendrait.

Enfin. Rester ici, immobile, jusqu’au bout de la nuit ne rimait à rien du tout. Aussi, se redressant, la jeune femme pris la direction de la salle de bain, se dévêtissant complètement pour vérifier qu’elle ne s’était pas fait mal et que le choc de la soirée ne l’avait pas rendu assez niaise pour ne pas comprendre qu’il y avait un problème. Enfin… rien à l’horizon. Aussi se contenta-t-elle de se glisser sous la douche pour faire disparaître toute odeur vampirique, et… Toute seule et fragile sous la douche ? De une, les vampires ne pouvaient pas entrer sans autorisation, et de deux, elle n’avait qu’à tendre la main pour s’emparer de son arme. Et la tension qui se dégageait d’elle la laissait tout simplement sur ses gardes. Se glissant finalement dans une serviette, la jeune femme prit son arme d’une main, avant de revenir dans le salon pour s’emparer du téléphone. Et lorsqu’elle entendit finalement la voix de Devon au bout du fil, elle s’exclama avec un entrain peut-être un peu forcé.

« Bonsoir mon cœur. J’ai annulé mes clients pour ce soir, tu me rejoins ? » Ou plutôt cela ne tarderait pas à être fait. Elle en avait besoin… un peu… beaucoup… qu’il vienne, la prenne dans ses bras. « Je sors juste de la douche et… » Mais plutôt crever que de l’avouer, c’était aussi simple que ça. Elle était capable de se défendre, mais parfois une épaule, ou quelqu’un, cela ne faisait pas de mal, non ? Surtout qu’elle l’aimait, oh oui, à un point.
« Tu vas bien ?
- Bien sûr. Un peu fatiguée c’est tout, et j’ai envie que mon petit ami s’occupe de moi. » Pas convaincante ? Ben cela devrait suffire, elle n’avait pas envie de faire des efforts, elle voulait juste sa présence auprès d’elle, sans forcément parler vampire… Conversation qui devenait forcément houleuse lorsqu’ils abordaient ce thème et… « Si t’as pas envie…
- Non, j’arrive. »

[…] Quatre mois se sont écoulés depuis. Quatre putains de mois où je n’ai pas eu de nouvelle à propos du maître de la ville, à l’exception de ce qu’il se disait à son sujet. Pas que je m’en plaigne, loin de là, il est très bien là où il est. Mais je me demande s’il ne me sortira pas un ‘tu vas mourir’, phrase un peu trop clichée pour un vampire si vous voulez mon avis, mais s’il était réellement devenu fou à lier, et vu l’humour glauque et décadent des sangsues… Enfin, laissons donc Lorenzo, l'ex-maître de la ville, là où il se trouve, même si les racontars se taisent un peu trop pour que je ne sois pas sur mes gardes, à regarder derrière moi comme un chat quand il se couche. Surtout que… dans ce laps de temps, Aleksandr avait entre autre fait son apparition dans ma vie, avec ses menaces, ses pressions, ses… Ce n’était qu’un Dracula deux, obnubilé par la folie qui avait dû manger sa raison au petit déjeuner, un peu comme des scarabées mangeur de chair. Un délice non ? Bref, ce connard avait trouvé utile de me faire boire son sang. Oh ! Oh ! C’est que les vampires ont beaucoup d’humour dans leur genre… oui parce que pour lui ça veut dire que je lui appartiens. Il a dû voir des éléphants roses la dernière fois qu’il a bu du sang s’il a cru pouvoir me domestiquer, je n’ai rien d’un chien à qui l’on dit ‘couché’ et qui se vautre aux pieds de son maître. J’étais encore moi quoi ! Et si pour le rester il faut que je morfle un peu, et bien je morflerai… même si je n’aime vraiment pas le fait que Devon ait l’idée de monter en grade pour tenter… et qu’il revienne amoché de temps en temps.