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15 avril 2014
Environs de Phoenix, Arizona.
2h42.

Une Kawasaki hurle dans la nuit.
La mienne.

*Padre nuestro, que estas en el cielo…*

Dans mon dos, Eryn étouffa un hurlement elle aussi, d’une toute autre nature. Je pouvais presque sentir ses ongles à travers le cuir de ma veste tant elle se raccrochait à moi comme une damnée. Le visage caché dans mon dos à défaut de casque, ses cheveux d’un blond oxydé au point d’en sembler blancs volaient derrière elle, tandis que je sentis la mécanique sous moi vibrer plus fort au fur et à mesure que le centre de Phoenix s’éloignait à une vitesse démentielle.

*… santificado sea tu Nombre, venga a nosotros tu reino, hagase tu voluntad en la tierra como en el cielo...*

Le QG n’est plus. Le garage, la maison de passe. Tout a brûlé. Marisol avec. Une foule de visages défile sous mes yeux qui discernent à peine les autres lueurs qui ne valent rien d’autre que des lucioles éphémères. Dans ma tête, une envie de tout lâcher. De voir ce qui se produit si je nous oblige à nous prendre un mur en pleine face, lancés à 130 km/h. Nous avons abandonné derrière nous un champ de ruines, de flammes et de gravats. Le long de ma cuisse, je sentais le sang couler sous mon jean, ignorant à quel point la blessure était sérieuse. Pris par l’adrénaline, la douleur était encore supportable. Pas la peur. Je priais pour arriver à la « hacienda » avant eux. Il le fallait. C’était ma responsabilité, depuis plus d’un an maintenant. Probablement ne s'en donneraient-ils même pas la peine, mais j'avais besoin de m'y rendre maintenant.

*…danos hoy nuestro pan de cada dia, perdona nuestras ofensas, como también nosotros perdonamos a los que nos ofenden…*

Pourtant, il nous semblait qu’une éternité s’était écoulée depuis l’assassinat de mon oncle. Un assassinat sans honneur, à la sauvage, un an après notre première altercation au sujet de ma compagne. Une fusillade en pleine après-midi, dans un quartier commerçant on ne peut plus tranquille. Notre doyen, déjà affaibli par la maladie, n’avait pas passé la nuit. J’avais découvert alors avec horreur qu’il m’avait nommé à la tête de sa succession. En tant que chef, mais également comme héritier de sa fortune. Moi. Parce que j'étais son neveu. Le seul qui en valait la peine, selon ses propres dires. Un pauvre immigré qui avait débarqué à San Diego avec rien de plus qu’un baluchon de linge et une croix chrétienne autour du cou. Croix que je portais toujours. Mais Dieu nous avait abandonné. Avec raison, me disais-je. Car quelle déité ouvre les portes de la salvation à des trafiquants, des proxénètes ? Fréquenter l’église et nous rendre à la messe avec régularité ne nous avaient pas sauvés.

* … y no nos dejes caer en la tentacion, y libranos del mal...*

Je m’ingéniai à faire la liste des morts pour ne pas crier à mon tour. Il ne restait plus qu’une poignée de filles. Une poignée. Et Marisol n’en faisait pas partie. Elle n’était plus là. Elle ne reviendrait pas. L’étreinte d’Eryn se raffermit. Elle avait toujours eu peur, en moto, et ce n’était pas la peau pâle et désormais cloquée de ses avant-bras qui l’empêcheraient de m’étouffer à moitié pour être sûre qu’elle ne glisserait pas.

* … Amen.*

La gorge serrée à en mourir, je respirai enfin au moment de poser pied à terre devant la grande demeure, intacte. Je faillis perdre l’équilibre en stoppant la bécane, et dus aider Eryn à descendre pour m’assurer qu’elle ne glisserait pas au sol.

« Hey, reste avec moi. »
« Excuse-moi… Excuse-moi… Pardon, pardon… »

Perdue dans un acte de contrition que je ne m’expliquai pas, je contemplai impuissant son visage marqué par le traumatisme. Son épiderme si blême était parsemé de rougeurs, de traces de bleus. La vue de ses bras suppliciés me tira une grimace, me faisant oublier ma jambe blessée. Pas le temps.

« Calme-toi… Eryn, calme-toi… Eryn ! »

Gabriel accourut, faisant crisser sous ses semelles les graviers blancs et impeccables qui bordaient l’allée de la villa de feu Miguel De Castro. Son visage rougeaud exprimait la même désolation, la même détresse que tous ceux qui avaient survécu. J’enlaçai Eryn, la berçant du mieux que je le pouvais, tandis qu’il s’approchait en entraînant lentement dans son sillage des silhouettes familières. Je reconnus Lysa, Maria, Connie et Samuel. Je reconnus également Max, sonné. Sa tête était ceinte d’un pansement énorme pour parer à une blessure sérieuse à la tempe. Il était encore en période de récupération, mais la guérison était loin d’être complète. Le silence pesait telle une enclume. Tous attendaient ma décision. Une décision que je ne me sentais pas capable de prendre. Une connerie sans nom. Celui qui avait toujours servi loyalement le chef du Cartel prononça enfin les mots fatidiques :

« Alors c’est fini ? »

J’acquiesçai. Oui. Il était bien fini le temps du Cartelito. Délogé comme des rats d’un caniveau. Incapable de rivaliser contre les bandes rivales qui n’avaient rien trouvé de mieux que s’allier pour nous voler notre territoire, pour tenter de corrompre nos hommes, nos filles. Ceux-là mêmes qui étaient responsables de la mort de Miguel, qui l’avaient trahi, conduit à s’exposer imprudemment. Nous avions mis du temps à pourchasser les vrais rats. Ceux qui traînaient un parfum rance de rancœur et qui n’attendaient qu’une occasion pour  se venger d’un mot trop dur, d’une paie trop maigre à leur goût. Les règlements de compte, impitoyables. Et voilà où nous en étions. Un gang sans business. Mourant.  

« Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? »

Je lâchai Eryn, la confiant aux bons soins de Maria. J’avais l’impression qu’une chaîne de métal entourait mes poumons, au point que je me demandais si je ne risquais pas l’arrêt cardiaque en fin de compte. Je me rappelais de moi à dix-huit ans, assis sur un fauteuil qui brûlerait bientôt lui aussi. À penser que cela faisait trop à encaisser en bien trop peu de temps. Ironie douce-amère. Je caressai des prunelles les murs qui m’avaient vu vieillir, entouré des miens. À la fois étrangers et meilleurs amis qu’il m’ait été donné d’avoir.

« On part. On part demain soir. On récupère tout ce qu’on peut et… et on s’en va. »

Je m’attendais à des protestations. Rien ne vint. Seul le découragement profond se lut sur les épaules affaissées, sur les dos voûtés. Tout le monde savait qu’il n’y avait plus rien à sauver. Plus rien à faire. Depuis deux ans, nous nous battions contre des moulins à vent, avec un acharnement risible, compte tenu du résultat.

« On va se mettre à l’abri. Pour le reste… On verra plus tard. Gabriel, tu organises la surveillance. Je veux que vous me rassembliez tous ceux à l’intérieur, réveillez tout le monde. On ne sera pas de trop, hein… »

Ne pas penser à Marisol.
Ne pas penser aux hurlements des brûlées vives, des massacrées. Max et moi les avions cherchées, retrouvées dans la décharge publique à pourrir, certaines démembrées. Comme des pantins qui avaient refusé de se montrer obéissants. Qui avaient refusé, elles, de trahir. Je tournai le dos au groupe qui se préparait déjà à s’affairer pour le restant de la nuit. Tourné vers Phoenix, résolument, je me posai pour la énième fois la question.

Pourquoi était-elle morte ? Quel salaud avait pu aller jusqu’à fouiller la moindre cachette pour la retrouver et lui déchirer le visage aux ciseaux ? Une balle dans la tête aurait été préférable. Elle n’aurait pas souffert. Ivre d’idées toutes plus glauques les unes que les autres, corps blessé et vacillant, campé tant bien que mal sur ses deux jambes comme un automate, je ne vis pas le regard persistant d’Eryn qui ne cessait de se retourner vers moi, de guetter un geste de ma part. De demander pardon.


Les journaux parlèrent pendant quelques jours de l’incendie étrange de la hacienda. Un incendie qui coïncidait « drôlement » avec les troubles qui avaient agité le centre-ville, ces derniers temps. On parlait d’une recrudescence de la violence dûe aux gangs. Les autorités procédaient à leurs conférences de presse habituelles, débitant les mêmes mots débiles, les mêmes formules rassurantes pour ne pas alarmer le touriste, et encore moins le local. Mais les locaux étaient moins idiots qu’ils en avaient l’air. Les locaux savaient que le Cartel était parti, n’abandonnant derrière eux qu’une grande demeure vide, crâmée, pleine de souvenirs dont il ne restait que les murs. Une demeure dans laquelle, un jour, un gamin des rues avait entendu des femmes rire dans une cour ombragée, et avait commencé à croire qu’un renouveau était possible. Les locaux savaient que les survivants s’en étaient allés, tout simplement. Embarquant les résidus de toute une vie, troupe misérable, hétéroclite, composée de la lie de ce monde. Filles de joies, trafiquants véreux, mécanos dont les poches débordaient de cigarettes sans tampons officiels.
Et puis moi.
À la tête de cette étrange compagnie, conscient que les cieux d’Arizona n’étaient plus assez cléments pour nous permettre de subsister.

Je garde encore sur ma langue ce goût étrange, comme lorsqu’on suçote une pièce rouge étant enfant.
Ce goût de rouille, métallique et rappelant le sang.
Ce goût qu’on appelle l'Échec.
La Fin.