PARK Min Joo

Feat Zhang Xin Yuan

PRELUDE

Traits de caractères Dépourvue de sens moral, voire même de conscience. Yasu est elle, elle est Yasu. Arrogante, déguise son mépris en politesse. La fin ne justifie pas les moyens, car de fin il n'y a. Milles feintes faiblesses valent mieux qu'une avérée. Préfère envisager que le pire est à venir, que de subir un moindre meilleur. Considère que la beauté se situe dans la cohérence. La laideur est une image mal polie. Obéit au besoin, se soumet à l'essentiel. Ne croit pas au bonheur, seulement au mérite, deux notions qui, à ses yeux, symbolisent l'ultime et absolue antagonisme. Elle joue, aime jouer. Déteste perdre autant que gagner. Le plaisir du jeu, c'est le jeu, pas la fin. Elle souscrit à ce que Stendhal écrivait : "Le regard est la grande arme de la coquetterie vertueuse. On peut tout dire avec un regard, et cependant on peut toujours nier un regard". Ne croit pas plus au bien qu'au mal.  Cruelle, jamais perverse. Sévère, jamais injuste. Oisive, parfois, mais rigoureuse même en compagnie de la mère de tous les vices. Selon elle, une illusion tire sa force non seulement de la vraisemblance des détails dont elle est tissée, mais aussi à sa capacité à s'autoféconder. Considère qu'il n'est nul mystère qui se donne à l'observation sans espérer, au moins secrètement, être découvert.

Occupation nocturne Yasu est soif. Yasu est insatisfaction. Nouveau-né, il lui avait fallu cinq hommes faits pour sentir la Soif s'apaiser, enfin. Avant la Révélation, deux lui suffisaient. Mais puisqu'on interdit à Yasu de finir les plats, trois calices constituent désormais sa pitance nocturne. Même sustenté, Yasu continue à chasser, pour le plaisir. C'est à cette seule occasion qu'elle fait mine de remarquer que les humains existent.
Yasu est rigueur. Yasu est ambition. Travailler, toujours. Persévérer, sans relâche. Yasu honore ses ancêtres et sa terre d'origine par le maniement du Jin Gum, sabre coréen, et par la maîtrise de ses Dons obscurs.
Yasu est solitude. Yasu est autarcie. N'avoir pas besoin des autres, c'est leur prouver le plaisir qu'on a à les fréquenter. Contrairement à son Sire, Yasu n'est pas de ces Immortels grégaires. Elle affectionne la compagnie d'Immortels de son âge, mais ne saurait souffrir la proximité d'un plus jeune qui ne connaîtrait pas les codes. C'est la raison pour laquelle, peut-être, Yasu n'a encore jamais éprouvé le besoin d'Infanter.  

Manies, habitudes & goûtsCollectionne les calices comme on collectionne les sachets de thé. Nourrit même à leur égard une certaine fascination. Un tantinet morbide. Possessif, Yasu l'est à crever, et préfère clairement se laisser mourir de faim que de partager un repas. Elle cumule les paradoxes, cultive les fissures et les dichotomies. Honnit soit l'Un, bénit soit le pluriel. Divise pour maintenir l'équilibre. Ecorcher ce qui est lisse, déconstruire ce qui s'ordonne, se raccrocher, sans cesse, aux aspérités du réel est la seule façon d'échapper au néant, au vide, au chaos, au trou béant d'une imagination débordante, démente, sans fond. Accorde de l'importance aux détails, essentiellement à ceux qui participent au découpage de toute chose. Et ne jamais considérer, surtout, que l'infime soit synonyme de dispensable. L'inutile est essentiel. Le superflu est nécessaire. En toute chose semblable, savoir apprécier, enfin, l'identité.
Manie le langage, comme elle manie le Jin Gum : ne craint pas de trancher, si cela est requis ; ne retient pas ses coups, mais a appris à les mesurer. Et, dans l'exactitude des choses, trouve la noblesse.
Ne se repose jamais sur ses acquis, mais cultive, sans relâche, le terreau de ses ambitions.

DisciplineSi les pensées des humains n'ont pas de secrets pour Yasu, en revanche les pensées des Immortels lui restent secrètes. A son grand désarroi. Yasu aimerait bien, mais Yasu n'est pas encore assez ancien. Un autre point le désespère : pourquoi n'est-il pas aussi fort que les autres, de son âge ? Douce Enfant mérite bien son surnom, même si ce n'est que pour cela. Elle est moins forte que ses congénères. Elle compense en vitesse. Ce n'est pas un Don, c'est simplement le fruit du travail. L'esquive palie à cette faiblesse. L'esquive, et la maîtrise d'un art qu'elle affectionne : l'Haidong Gumdo. Malheur à celui qui comparerait son art à celui du Kendo, et son Jin Gum à un Katana.
Mais Yasu ne dégaine son sabre que lorsqu'il faut conclure. Le développement l'amuse bien plus. Ainsi se révèle-t-elle maîtresse de l'illusion. La puissance de son Sang l'avait toujours prédestinée à être douée, mais la rigueur et la passion du travail la rapprochent d'une certaine perfection. Yasu pense, Yasu imagine et Yasu, enfin, créé. Des univers entiers, des décors complexes. Yasu peut ainsi donner libre court à sa cruauté, mais aussi manifester sa tendresse. C'est le seul moyen que connait Yasu pour s'exprimer.
Le danger, c'est que Yasu aime beaucoup s'exprimer. Trop souvent. Alors Yasu crie, hurle parfois. Et Douce Enfant a beau se boucher les oreilles, ignorer... la Frénésie est proche. Afin de devenir plus puissante, elle a pactisé avec sa Bête et parvient à atteindre un état proche de la Frénésie pour étendre son pouvoir à un vaste auditoire. Mais le risque que finalement Yasu fasse triompher la Frénésie est excessif. De plus, Yasu est gourmand. Alors plus Yasu grandit, plus la Soif est grande. Douce Enfant a souvent faim. C'est un problème. Mais à l'époque à laquelle elle a pactisé, la Révélation n'avait pas encore eu lieu.
Yasu est donc doué du don de Chimérie. Elle a prouvé qu'elle était capable de rendre une illusion permanente, à plusieurs reprises. Mais Yasu aime et déteste cette faculté-là. Yasu aime être puissant, aime contrôler, aime piéger. En revanche, Yasu déteste la permanence. Et puis, c'est douloureux, car l'esprit piégé se bat, utilisant le fil invisible qui le relie à celui de son marionnettiste. Alors c'est un combat de chaque instant de maintenir une illusion en place. Car si les corps se séparent, le fil entre les esprits du pantin et du chorégraphe se tend mais jamais ne brise.

Convictions Museau froncé, sourcil courbé. Gravité de l'instant, suspendu à la canine d'un réformateur, pantin aux fils visibles. Des dispositions à prendre. Des habitudes à changer. Et, surtout, apprendre à relativiser. Le futur dorénavant incertain relance les discussions d'ancêtres à demi endormis.
Chasser le naturel, il revient au galop. Mais étouffer le surnaturel, dans ces conditions ? Nul ne sait, nul ne peut prédire, comment et où ce chemin mène. Rester sur ses gardes, dévoiler le moins possible son jeu, et attendre, patiemment. Et se préparer à affronter l'horreur d'une guerre comme le tonnerre succède à l'impressionnant mais inoffensif éclair. Mordre les premiers ? Il n'en est plus question. Patienter, se méfier. Et, au cas où, bondir à la carotide de l'ennemi puis cautériser avant que l'infection ne devienne incontrôlable.
Profiter des avantages, mais à la seule condition de ne pas paraître surpris lorsqu'il sera temps de régler les comptes. Ne pas devenir cupide, vorace ; et s'imposer une rigueur de chaque instant.
Conserver la pudeur de la vierge farouche tout en chevauchant le vigoureux étalon qui s'élance, débridé. Telle sera la clef de la réussite, car seront foulées au sabot, et promise à la chute, la retenue et la demi-mesure.

Signes particuliers /

Monts Taebaek, province de Gangwon, 1734

« Vous croyez qu'ils... boivent du sang ? »

La jeune femme paraissait réellement tomber de haut. L'expression de son visage me rappelait le mien, quelques années plus tôt.

« Tu n'as jamais entendu la légende d'Ungnyeo ?, murmurais-je.

- Si. Si, bien sûr mais... je ne comprends pas. » Elle fronça doucement les sourcils, concentrée, et l'air un peu déstabilisé. Alors je posais une main sur son épaule :

« Viens, je vais te montrer. »

D'une légère pression, je l'invitais à me suivre. Nous n'allions pas loin. Les panneaux de riz glissèrent silencieusement, le jour venait de se lever et l'air, d'une pureté rare, était chargé d'eau. L'hiver s'était installé, et les températures chutaient dangereusement.  

« Couvre-toi bien, et surtout, fais attention où tu mets les pieds. Les marches sont traitres. Et je crois qu'il a gelé cette nuit. »

Lui indiquant le chemin que nous allions suivre d'un geste du bras, je m'engageais dans l'escalier raide. Sous nos pieds s'étendait la nature immaculée de la province de Gangwon. Ses pins recouverts de neige ressemblaient à d'immenses stalagmites, et, au de-là, les monts Taebaek se dressaient, splendides. Le ciel, gris perle, semblait former au-dessus de nos têtes un dôme protégeant ce somptueux paysage du passage du temps. Au loin, on pouvait même deviner l'ondulation d'un fleuve. L'escalier, abrupte, s'enfonçait entre les congères.
Nous marchâmes silencieusement sur une centaine de mètres, à bonne allure. Kim Nam Ji me suivait toujours, grelottante. La pauvre jeune femme devait être exténuée. Si ça n'avait été que de mon ressort, j'aurais probablement préféré attendre qu'elle se repose avant de lui asséner un tel choc. Mais Maître Park avait été très clair. Sitôt la nouvelle domestique arrivée, il serait de mon devoir de l'instruire, un minimum, et de m'assurer qu'elle ferait l'affaire. Sinon... eh bien elle n'allait pas avoir le choix.

« Voilà, nous y sommes ! »

Ma compagne me percuta. Je m'étais arrêté sans prévenir. Elle s'excusa entre deux claquements de mâchoire, puis me contourna. Devant nous, une petite pente de terre remontait vers ce qui ressemblait à une fissure dans la roche. Deux statues sculptées dans le granit, néanmoins, prévenaient l'ignorant qu'il s'agissait d'un lieu sacré. Sur notre gauche, un ours se dressait sur ses pattes arrières. A droite, un tigre rugissait silencieusement. Je débarrassais ces deux créatures immobiles de la neige qui les recouvrait, et m'inclinait respectueusement en arrivant à leur hauteur. Nam Ji m'imita.

« On raconte que c'est ici qu'un ours et un tigre vivaient. Prisonniers de leur animalité, ils implorèrent Hwanung, fils du Seigneur du Ciel et fondateur du notre grande nation, de leur accorder l'humanité. Hwanung, qui savait que ce don ne devait etre accordé qu'aux plus courageux, qu'aux plus fidèles, accepta. Mais il leur lança un défi : "Nourrissez-vous de ce que je vous donne, et de rien d'autre, et ne sortez pas après le levé du soleil jusqu'à ce qu'il se couche. Dans cent jours et cent nuits, je reviendrai." Il déposa à l'entrée de la caverne vingt gousses d'ail et une branche d'armoise. Puis il s'en alla. Honorant sa promesse, il revînt effectivement cent jours et cent nuits plus tard. L'ours était resté, mais le tigre, affamé, avait quitté la tanière après le vingtième jour. Alors, récompensant le courage de l'ours, il la changea en femme. »

Je jetais un œil à la Nam Ji. Elle fixait l'ours. Je vis alors son regard glisser vers le tigre. L'esquisse d'une question entrouvrit ses lèvres. Mais elle ne la formula pas, car je la pris de cours :

« Qu'est devenu le tigre ? »

Elle acquiesça, m'interrogeant du regard. Alors je pointais du doigt la demeure que nous venions de quitter, la forçant à se retourner.

« Ce sont ses descendants qui vivent ici. Maudit par Hwanung, le tigre qui avait désobéi subissait les brûlures du soleil dès qu'il sortait de son abris le jour, si bien qu'il ne chassa plus que la nuit. Mais, très vite, la viande n'eut plus le moindre goût et ne le nourrissait plus. Seul le sang chaud parvenait encore à le sustenter. Ses descendants sont eux-aussi maudits. Tu comprends ? »

La jeune femme secoua affirmativement la tête. Elle ne grelottait plus et son expression faciale avait changé.
Oui, elle servirait Maître Park et sa fille avec, si c'était possible, peut-être plus de ferveur que moi encore.

Séoul, extrait d'un journal féminin.

Une date, entre parenthèse, est ajoutée plus bas : 3 janvier 1733.

La fraîcheur -
J'en fais ma demeure
Et m'assoupis.

- Haïku, Matsuo Basho

Maître Park visita peu le Japon. Mais, chaque fois qu'il venait à s'y rendre, il ne manquait pas de revenir avec, dans ses bagages, quelques lignes de poésie quintessentielle à m'offrir en signe de son affection. Malgré les années qui se sont écoulées depuis notre séparation, je les ai conservées. Toutes, sans aucune exception. Les lire, les relire, me procure toujours cette indescriptible sensation de paix et d'harmonie qui caractérisa si longtemps notre couple. "La fraîcheur - / J'en fais ma demeure / Et m'assoupis". Celles-ci sont celles sur lesquelles mes larmes amères coulèrent le plus longtemps. Les dernières.

Lorsque Park Tae Jun aimait, il aimait vraiment. Absolument. Même lorsque ma peine était grande, je n'ai jamais été capable de trouver des arguments sincères qui auraient pu remettre en question cet état de fait. Mais Park Tae Jun aimait bien des choses. Jusqu'à l'arrivée de Min Joo dans nos vies, toutes ces choses aimées étaient conciliables. Mais l'enfant déchira tout sur son passage, sans avoir à lever le petit doigt pour autant. C'était sa nature, tout simplement.

Sa jumelle et elle n'avaient pas sept ans lorsque, par un nuit glaciale, elles furent placées sur notre chemin. En Tae Jun et moi naissait à cette période un besoin, qui deviendrait impérieux, aussi fort que celui qui nous imposait de nous nourrir. Ce besoin nouveau, c'était celui d'infanter. Ca n'avait pas été particulièrement difficile de nous en emparer. D'autant que nous profitions d'une excursion hivernale à Hamhung, de sorte que le crime ne remonterait jamais jusqu'à nous, c'est-à-dire à Séoul. Lorsque elles firent leur entrée à la Cour, nous profitâmes de l'agitation causée par la mort d'un roi et l'avènement d'un second. Elles furent respectivement nommées Park Min Joo et Park Kyun Joo, et furent présentées comme étant nos nièces, filles d'un parent éloigné de Tae Jun. Ces années furent mémorables, quoi qu'elles défilèrent à une rapidité folle. Nous ne voulions pas précipiter les choses, pourtant, aussi les jumelles furent-elles élevées, éduquées, aimées, préparées, comme n'importe quel enfant de leur âge et de leur rang. Le Monde de la Nuit leur était parfaitement étranger, et la vérité, habilement cachée. Lorsqu'à l'âge encore tendre de quatorze ans, elles se mirent soudain à fleurir, nos deux jeunes fleurs étaient devenues de ravissantes jeunes filles. Hyun Joo était la plus éveillée. Elle mordait dans la vie à pleines dents, goûtant aux plaisirs de la musique en ma compagnie, se révélant d'une absolue sensibilité dans l'art de composer des haïkus. Min Joo, à l'inverse, semblait plus fragile, plus rêveuse aussi. Tae Jun pouvait rester des heures à la contempler, silencieux. Ca l'aidait à penser, disait-il. Et je le croyais. Mais en réalité, il avait trouvé en elle quelque chose de plus fort que ce qui nous unissait, lui et moi. C'était un sentiment unique, au-delà même du simple amour. Sa passion pour l'enfant le dévorait littéralement. Il ne me l'avoua jamais, parce que ce n'était pas nécessaire, parce que ça n'était, au fond, pas un secret qu'il pouvait masquer aisément à la femme qui partageait ses siècles. S'il était affectueux avec Hyun Joo, s'il pouvait être incroyablement tactile avec moi, jamais il n'osa toucher à Min Joo. Et, lorsque l'enfant passait trop près de lui, il devait se retirer pour reprendre ses esprits. A de nombreuses reprises je le vis lutter contre sa Bête. C'était ainsi, et si je pouvais pressentir la fin, je ne pouvais pas la prévoir.

Deux ans passèrent ainsi, deux ans durant lesquels j'avais peine à me reconnaître moi-même. Il n'était pas en mon pouvoir de retenir l'homme de ma vie. Pas tant qu'elle serait entre nous. La jalousie, l'envie, me dévoraient. C'est la folie, je crois, mais l'amour, surtout, qui me poussèrent à commettre l'irréparable. Je le reconnais, à présent, et le confesse pour la première fois dans les lignes ce journal. Je prenais, plus exactement, conscience de ce que je risquais de perdre à jamais si nous allions au bout de notre projet. Timidement d'abord, puis avec plus d'insistance, je tentais vainement de convaincre Tae Jun de l'absurdité de notre situation. Nos filles gagnaient en beauté, en grâce. Min Joo se révélait être née pour les jeux de trônes qu'affectionnaient tant Tae Jun, si bien qu'ils disparaissaient parfois des heures entières après le coucher du soleil. J'ignore ce qui les occupait car, plus j'ouvrais les yeux, plus mon amour me fuyait, répondant laconiquement à mes questions, noyant le poisson dans l'eau trouble de ses désirs coupables. Nous ne chassions presque plus ensemble. J'étais en train de le perdre. Alors, quelques heures à peine avant l'aube du jour de leur seize ans, je prenais la décision fatidique, convaincue qu'il était de mon devoir de sauver ce que j'avais de plus beau, de plus cher. Il fallait que je les tue.
Hyun Joo fut la première à goûter à mon Baiser. Quelle sottise ! Mais je voulais parachever mon œuvre par la destruction finale, ultime, de mon ennemie, de ma rivale. Et je pensais avoir le temps. Lorsque Hyun Joo ferma les yeux, expirant un dernier soupire dans le creux de mon oreille, mon regard chercha celui de sa sœur. Mais elle ne daigna même pas poser un regard sur cette scène, déchainant mon courroux. J'avais envie de la sentir craquer entre mes mains, de la broyer, de l'anéantir. Ma Bête surgit, alors que je ne m'y attendais pas. Je ne garde d'ailleurs nul souvenir exact de ces dernières heures avant l'aube. Le visage tuméfié, brisé, de Min Joo qui n'émettait pas la moindre supplique me reste en mémoire. Ainsi que ses cris, assourdissants. Elle osait appeler Tae Jun à son secours. L'entendit-il ? Je l'ignore, mais toujours est-il qu'il vînt, qu'il intervînt même. Son cri strident résonne encore à mes oreilles. Je ne l'avais jamais entendu crier. Et je réalise, à présent, que mon Tae Jun, que je croyais connaître mieux que lui-même, cachait en lui de bien plus sombres aspects. Cette nuit-là, je cru que ma fin était arrivée. Il me menaça de me jeter en pâture aux rayons du soleil. Même si je ne voulais pas croire à ses menaces, je sais qu'il en aurait été capable s'il n'était pas déjà dans une autre urgence. Une dernière image, enfin, m'obséda longtemps. A genoux, penché sur le corps dévasté de sa fille, il se trancha les veines des deux poignets à l'aide de ses propres canines, implorant, fou de rage, qu'on lui rende son précieux enfant.

Ainsi naquit Min Joo. Ainsi perdais-je l'amour de mes nuits, en ce matin d'un jour de janvier 1733.  

Paris, 1812


D'artificielles boucles sombres dégringolaient en cascade, encadrant le visage d'une poupée à la porcelaine immaculée. Ainsi donc, un siècle avait effleuré ces traits sans les rayer. Les yeux rivés sur le sol en damier, c'est à pas comptés qu'elle parvint à ma hauteur. Louise s'était surpassée. Le mythe de l'enfance éternelle, l'illusion de l'innocence... La poupée était parfaite. Elle glissa lentement une petite main glaciale au creux de la mienne. Puis, les yeux larmoyants de froid, elle leva vers moi le bout de son nez rosi. C'était charmant.

« Es-tu prête, délicieuse enfant ? », murmurais-je.

Elle acquiesça d'un hochement de tête retenu. Une vingtaine de regards nous absorbèrent alors, sitôt la massive double-porte poussée. Emergeants d'un sombre corridor, l'édifiante clarté du Salon nous aveugla un instant. Instinctivement, l'enfant se pressa contre mon bras, provocant chez notre auditoire un ou deux légers gloussements. Nul ne la quittait des yeux, et moi, maître des lieux, passait presque inaperçu à ses côtés. Un fauteuil aux proportions impressionnantes avait été installé au centre de la pièce, de sorte que nul n'ait à se contorsionner ni à se tordre le cou, pour apprécier. Jouant sa partition à merveille, elle s'installa docilement sans lâcher ma main.

« As-tu faim, Min Joo ? »

A nouveau, elle ne m'adressa qu'un petit geste du menton. Sa petite bouche rose s'entrouvrit, délicate. Ce n'était pas la première fois que je la rencontrais, et pourtant cette moue d'enfant triste provoquait toujours chez moi de légers fourmillements sous la langue. Elle posa ensuite un regard traînant sur l'ensemble de mes hôtes, accordant à chacun de leurs visages une sorte d'attention particulière, nouant un contact visuel avec eux. Quelques bougies furent soufflées, donnant à l'endroit une ambiance tamisée, lorsque je me libérais de sa pression pour rejoindre ma place. Dans l'air flottait une brume aux parfums d'opiacés. Au centre de ce beau tableau, son visage semblait absorber toute la lumière du lieu. On ne lisait sur son masque étudié aucune émotion, aucune pensée. Son regard, posé là, oublié, était vide et sombre. Mes convives, silencieux, piaffaient d'impatience : je ne le savais que trop. Lorsque ma canne heurta deux fois le sol, une porte dissimulée derrière Min Joo provoqua un léger courant d'air en s'ouvrant. Alors je vis une vingtaine de regards prendre littéralement feu au moment où les délicieuses effluves de la vie ondulèrent jusqu'à exciter leurs nobles odorats. Au bout de quelques secondes, une petite frimousse rosée émergea de sous un capuchon de velours. Une courte ondulation auburn s'échappait d'une coiffure à l'antique qui n'était pas de son âge. J'avais pourtant spécifié que je la voulais naturelle, mais Louise n'avait pas du pouvoir s'en empêcher, une fois lancée. Malgré ce détail gênant, que mes convives ne semblèrent pas relever, le tableau était parfait. Docile, elle aussi, elle s'installa à côté de Min Joo sitôt qu'elle l'aperçue. J'ignorais le contenu précis de la petite mise-en-scène qui allait suivre. J'avais bien spécifié à son oncle qu'il me serait sans doute plus agréable d'assister à quelque chose d'un peu différent de la première fois, quelque chose de plus fin. Car si l'épisode datait un peu, à présent, le souvenir qu'il m'en avait laissé était encore vif et net. Une ombre d'inquiétude insoupçonnable, pourtant, m'assombrit un instant car Min Joo n'avait toujours pas bougé. Parfaitement immobile, au point qu'elle avait cessé de feindre de respirer, elle n'avait pas même fait mine de s'intéresser à la petite. Cette dernière réagissait très vite aux vapeurs d'opium, et son sang était par ailleurs riche en laudanum. Ainsi, elle semblait détendue, voire un peu molle, mais son esprit n'était pas encore embrumé.

« Lucie, trésor ? Pourquoi ne joues-tu pas un peu à la poupée ? »

La voix était celle de l'oncle de Min Joo, mais celui-ci se dérobait à notre regard. Il n'avait pas souhaité se joindre à nous, pour une obscure raison qui lui appartenait. Mais chacun ici savait qui était à l'origine de la Douce Enfant, comme on l'appelait alors dans le Paris des années 1810. Et, s'il était bien connu qu'il ne supportait pas de s'adonner à ce genre de choses, il était tout aussi manifeste qu'il n'avait pas son mot à dire. Et pourtant, Tae Jun ne se laissait pas dicter sa conduite comme le dernier des Novices. Maître parmi les Maître, il était respecté autant pour son don de joueur d'échec que pour son talent à l'appliquer à d'autres jeux plus risqués et excitants. On le surnommait "le faiseur de Roi", car il était parvenu à placer en Corée et en Chine deux des partisans de son Sire, lui-même direct Infant d'un membre du Conseil. Les Ténèbres, tel était son nom. Cela faisait de Min Joo son arrière petite-fille, et l'on racontait qu'il avait personnellement validé l'existence de celle-ci lorsque Tae Jun avait confessé à son Sire ses envies d'infanter. Plusieurs rumeurs avaient couru à ce sujet, alimentées par la disparition pure et simple de Tae Jun sitôt après la transformation achevée. Lui qui était, parmi les vampires, d'une nature plutôt grégaire, ça n'avait pas manqué d'attiser la curiosité de nombreux d'entre nous. Et puis, une rumeur en chassant une autre, nous nous étions tous désintéressés de son sort, jugeant qu'il était bien libre de partir et de revenir quand cela lui chantait. Et il revînt, en effet, d'abord au Japon, pendant une vingtaine d'années, où je faisais personnellement sa connaissance et celle de son Infant, puis en Europe, sur laquelle il débarqua au début de l'année 1811. Certainement avait-il été appelé, contraint et forcé, par le Conseil lui-même.
La dénommée Lucie, alors que j'étais plongé dans d'absorbants souvenirs, jouait avec les anglaises ébènes de la Douce Enfant, comme elle l'aurait fait avec une poupée. Elle ne ménageait pas ses gestes, tirant, s'agrippant sans douceur, aucune, à son nouveau jouet impassible, stoïque, absent. Mes hôtes étaient littéralement hypnotisés. Mais ils n'étaient pas au bout de leur peine car, soudain, les traits de la poupée s'animèrent. Un sourire d'une éclatante blancheur illumina son doux visage, et tout son corps semblait l'imiter. Lucie, qui tanguait dangereusement sur les genoux de sa poupée géante, ne sembla même pas s'apercevoir du changement. Un murmure glissa entre les lèvres rosées de Min Joo, que chacun pouvait pourtant nettement entendre et comprendre.

« Donne moi un câlin, Lucie, donne moi un câlin. Et je te ferai visiter mon rêve à moi. »

Ecartant grand ses bras, avec la spontané candeur d'une enfant d'à peine six ou sept ans, la petite fille s'abandonna aux bras de son aînée. Quel spectacle émouvant que cet agneau se jetant à corps perdu dans la gueule béante de la Bête. Nul ici, en dehors de la fraîche Lucie, n'avait en effet pu manquer l'éveil. Chacun d'entre nous avait entendu son appel. Mais les lumières vacillèrent, et les convives s'animèrent à leur tour. Quelque chose avait frôlé une coiffe, un oiseau ? Une odeur de magnolia, le bruissement du vent dans les feuilles de peupliers, le clapotis des vagues sur la berge. Un rayon de soleil. Et, au centre de ce nouveau tableau, se sculptait une scène de la Vierge à l'enfant revisitée par Min Joo. Si, parmi les plus jeunes, quelques uns étouffèrent des cris paniqués à la vue du soleil, les plus âgés n'avaient pas sourcillé. Tout le monde connaissait le don de la Douce Enfant, car c'était devenu une attraction. Qui plus est, Min Joo, tout juste Ancillas, ne pouvait pas imposer son don obscur à des Immortels qui n'étaient pas consentants. Seuls les plus jeunes, donc, pouvaient se laisser totalement convaincre par les jeux illusoires de la jeune fille. Car c'était de cela, dont il s'agissait : une illusion, plus vraie que nature. Une illusion simple, douce, innocente. Un après-midi sur les bords de Seine. Et cette vision, parachevant l'œuvre, d'un ange sacrifié à la Bête, séduisante, dangereuse. L'illusion du soleil, de sa chaleur... Combien étions-nous prêts à payer pour vivre cela ? Tae Jun avait beau pester, tempêter, il ne pouvait simplement pas ignorer le don de son Infant sous prétexte qu'il ne pouvait souffrir le spectacle d'une salle pleine de vampires qui se damnerait pour disposer de sa protégée. Il avait tout simplement trop à y gagner.
Peu à peu, la vie quittait le corps déjà affaibli de Lucie. L'illusion durerait jusqu'à ce qu'elle soit exsangue. Si le don de Min Joo était puissant, c'est que sa Bête l'était aussi. Il fallait la satisfaire pour qu'elle accepte de se tenir tranquille. Heureusement, la Douce Enfant était généreuse. Malgré sa Soif, palpable, elle fit durer le plaisir de longues minutes, laissant mes hôtes se prélasser au soleil en admirant les reflets des nuages sur les ondulations du beau fleuve. Pas un n'arborait une mine réjouie, tous semblaient conquis. La Douce Enfant était donc fidèle à sa réputation.  

J'étais satisfait.

Tokyo, 2013


« Vénérable Maître Watanabe. »

La créature s'inclina profondément. Les manches de son ō-furisode étaient suspendues, effleurant légèrement le bout de ses geta. J'admirais un instant cette nuque pâle offerte, avant de la prier de se relever. J'haussais un sourcil surpris. Puis, la détaillant un instant, l'évidence me percuta.

« Douce Enfant, est-ce vous ?
- Elle-même. Vos gens ne m'attendaient pas si tôt.
- En effet, non. Ni moi non plus d'ailleurs. Mais vous devez avoir vos raisons, n'est-ce pas ? Allons, ne nous attardons pas dans les courants d'air. Suivez-moi, nous serons plus à l'aise dans mon bureau. »

Elle m'emboîta le pas, gardant ses distances. Furieux. J'étais furieux. Non seulement elle ne prévenait pas de son avance, mais en plus elle s'invitait. La rencontre avait pourtant été prévue pour le mois suivant. Cette intrusion n'était vraiment pas à mon goût. Elle contrariait mes plans, impudemment, et se permettait en plus de porter l'un de nos costumes traditionnels. Certes, j'aurais été incapable moi-même de deviner qu'elle n'était pas japonaise si je ne l'avais pas su. Mais je le savais, alors ça m'agaçait.
Elle patienta debout, le dos collé à la porte, que je l'invite à s'installer. Ha ! Park Tae Jun m'avait surpris avec cette créature. Je ne le connaissais pas si porté sur l'esthétisme. Lorsqu'il me l'avait présenté, quelques décennies auparavant, j'avais été impressionné. Mais, cette nuit, même cette douce beauté ne parvenait pas à m'apaiser. Je me laissais tomber sur le fauteuil de cuir, lui indiquant la banquette qui lui faisait face. Elle prit place, avec la grâce d'un pétale.

« Bien, je vous écoute. »

Au lieu de prendre la parole, elle fit émerger un pli de l'une de ses interminables manches. Avec déférence, elle se pencha pour le tendre, du bout de ses deux mains, en inclinant légèrement la tête. Je m'en emparais d'un geste un peu sec. Débarrassé de l'enveloppe vierge, je m'appesantissais un instant sur les caractères occidentaux qui recouvrait la face de la lettre. Je reconnaissais certains mots, ainsi que le symbole qui ornait l'en-tête. Celui du Conseil Vampirique.

« De quoi s'agit-il ? »

Elle haussa un sourcil impertinent. Non, je ne savais pas lire ces caractères, cette langue. Dans un japonais parfait, elle répondit :

« Le Conseil m'envoie. Il s'agit d'une invitation, Maître Watanabe, qui vous est destinée.
- Une invitation ? Et où... donc ?
- New York.
- Et pourquoi vous envoie-t-on ? Aux dernières nouvelles, vous étiez à Séoul. Je ne vous attendais pas avant plusieurs jours, je ne comprends pas.
- Il s'agit là d'une toute autre affaire, Maître.
- Que vous a-t-on dit au juste ? »

La tournure que prenait la conversation me déplaisait. Que le Conseil m'informe, m'ordonne, ce qu'il veule ! Mais m'humilier, de la sorte, en m'envoyant cette poupée pénible ! Espéraient-ils que je réagisse mieux si j'étais séduit ? Les affaires de Tokyo ne concernaient qu'eux et moi, personne d'autre. D'autant qu'il s'agissait là d'une simple formalité. La nomination d'un shérif ne regarde que moi. Cela fait partie de mes privilèges. Certes, le précédent était toujours porté disparu... Mais il avait tout aussi bien fuir ses responsabilités ! L'Immortalité ne rend pas les pleutres plus courageux.

« Je n'ai nulle obligation de vous répondre. Et, vous en conviendrez, nous n'avons pas toute la nuit pour régler ce détail.
- Ce... ce détail ? Mais qui êtes vous pour me parler de "détails", comme vous dites, qui ne concernent que moi ?
- Le Conseil juge qu'il ne concerne précisément pas que vous, Maître.
- Vous aussi, peut-être ?
- Non. Mais j'essaye poliment de vous le faire croire. Si cela vous trouble, alors je ferai en sorte d'être plus expéditive. Voyez, nous sommes tous deux très occupés. Réglons cela.
- Bien. Alors... Je vous écoute. »

Et je l'écoutais. Patiemment, et sans l'interrompre. Plus le temps passait, plus le Conseil et ses directives devenaient mystérieux, impénétrables. Des décisions importantes fusaient, d'un angle du monde à l'autre, et nous autres étions soumis à cette nouvelle mascarade. En six ans cents d'existence, je n'avais jamais connu cela. Lorsqu'elle eu terminé, j'avais regagné mon calme.

« Donc le Conseil m'invite à New York pour m'imposer un shérif de son choix, c'est bien ce que vous essayez de dire ?
- Je n'aurais pas osé me montrer si... directe. Mais je crois que c'est effectivement le but.
- Et je suis censé accepter ça ?
- Nul n'a le pouvoir de vous forcer à quoi que ce soit. Que vous répondiez favorablement ou non à cette invitation, peu me chaut. Mais, si vous décidiez finalement de décliner, je vous serais gré de toutefois confirmer ma visite. »

Elle se leva et s'inclina. Puis, tournant les talons sans que je n'ai ajouté quoi que ce soit, elle se dirigea à petits pas vers la porte. Une main sur la clenche, elle arrêta toutefois son mouvement et fit volte-face.

« Bien entendu, il vous reste une troisième option. »

Son regard se planta dans le mien, avec la violence d'un pieu. Pris de cours par cette impolitesse carabinée, je lui demandais d'un geste de la main de poursuivre. Alors elle revînt, et s'immobilisa près de la banquette qu'elle venait de quitter, mais elle ne s'y assit pas.

« J'ai rencontré votre Infant, Watanabe Genji. Il est à Shreveport, Louisiane, depuis quelques années déjà, non ? Nous ne nous connaissons pas beaucoup, lui et moi, mais il m'a confié son mal du pays... Malheureusement, si le Conseil ne le relève pas de ses fonctions, il lui est impossible de rentrer. C'est dommage, quel shérif valeureux il aurait fait ! »

Je n'en croyais pas mes oreilles, ni mes yeux. Dans le regard tantôt éteint, absent, s'agitait dorénavant un feu vif, déterminé à incendier tout ce sur quoi il se poserait.

« Que voulez-vous ?, coupais-je sèchement.
- Sa place, Vénérable Maître, rétorqua-t-elle sans ciller. Ecrivez en ce sens au Conseil, proposez-moi à sa place. Et je m'assurerai que votre proposition soit étudiée avec le sérieux nécessaire. »

Evidemment. Elle-même ne pouvait pas se proposer. Et sa nomination serait mal perçue si son Sire s'en chargeait lui-même. En revanche, Tae Jun pourrait parfaitement appuyer, auprès du Conseil, ma volonté de voir rentrer mon Infant afin que je le nomme Shérif. Et si, par ailleurs, je proposais qu'on confie à cette créature machiavélique le poste qu'elle convoitait... Hm, c'était plutôt malin.
Elle esquissa un sourire en coin, entendu. Et j'hochais lentement la tête. Je ne pouvais pas lui dénier un certain sens des affaires.