Il y a des traits familiers qui s'esquissent et des gens qu'il salue d'un signe de tête. Ils sont ceux d'une sorcière qui comme lui a traversé le temps, avec qui il échange quelques mots, témoin du respect qu'ils s'accordent.  Un fameux avocat qui n'est pas étranger aux vampires. L'ancienne lupa de la meute locale. Le reste des visages sont moins connus ou plus discrets. Excepté un peut-être.

Sans cette trêve l'ambiance aurait été électrique.

Monsieur Zaganov les choses sérieuses commencent, j'espère que vous êtes en forme.

Il sourit avec cet air qui lui dit « je t'ai à l’œil ». Il n'oublie pas que ce même nécromancien a eu le culot de s'attaquer à son Infante et que dans une époque différente, le Tzimisce n'aurait pas eu cette clémence. Il n'accorde pas son indulgence non plus contre le néant. Zaganov aura à répondre de ses actes.

Le Cainite lui est en pleine disposition de ses moyens, les émotions égarées quasiment récupérées.

On vient les chercher pour commencer et Godric se joint à la fête. Le vampire observe le sorcier en saluant mentalement la facilité avec laquelle le gouverneur joue son rôle. Il y met la dose juste de flatterie, de faux-semblants. Jusqu'où est-il capable d'aller et quels sont ses réels buts ? Le Cainite est curieux, Godric est un drôle de bonhomme avec des rêves peut-être un peu trop démesurés.

Laissés seuls la quiétude s'installe. Les regards se croisent et ils sont chargés de suspicion. Ils sont tous différents et celui du Cainite garde l'aplomb de siècles d'expérience et la sagesse qui s'y reflète.

Le Tzimisce n'est pas du genre à tourner autour du pot quand les circonstances le réclament.

Bonsoir à tous, je suis le docteur Jürgen Landgraf, et je suis actuellement maître de conférence à l'université  de Shreveport. Je suis également membre de l'Essaim, dont Oswald Landgraf mon Sire est le shérif.

Ses coudes sont posés tranquillement sur la table. Il joint les mains avec des gestes mesurés.

La communauté des vampires est importante et puissante, je mets nos ressources à l'entière disposition du Consistoire, avec le consentement du Conseil. Et bien entendu j'espère être à la hauteur pour le bien de nos communautés respectives.

Bien entendu qu'il se sait à la hauteur. Les vampires ne sont pas connus pour taper dans l'humilité. Arrogant mais plutôt compréhensible, la communauté vampirique est forte et non négligeable. Jürgen garde néanmoins un regard amical pour ses collègues, sous réserve d'un sérieux qui annonce la couleur.

Ici, les vampires savent ce qu'ils font.

Voilà une soirée va s’annoncer chiante, d’emblée. Parmi les tous les postes politiques qui doivent exister, et qui te sont ouverts, t’as dû prendre celui qui consiste à rester assis pendant des heures dans des conditions soporifiques. Tu n’as vraiment aucun goût de la réussite. Juste par ce qu’aucun d’eux n’aurait eu le courage de vous représenter, et que tu représentes quelque chose pour eux.

Ici, il y a trop de monde. N’est-ce pas ? Il y a vite trop de monde. A partir d’une autre personne, il y a trop de monde. Mais tu n’es pas là pour te plaindre, mais bien pour défendre ces fameuses idées de réforme de l’Index. Ca va être dur, ces suceurs défendent bien leur bout de gras. Mais à part le vampire en présence, tu ne connais personne. Tant pis, tu n’en feras pas de cas. Tu ne salues que vaguement tes collègues, sans même savoir pourquoi, et tu t’affales sur le fameux siège. Pas si confortable que prévu. Tant pis.

Le gouverneur se pointe un peu sans prévenir, pour déblatérer un discours dont tu n’as rien à faire, mais tu restes calme et posé. Tu es comme ça. Telle est ta manière de gérer l’ennui. Tout ce que tu veux, c’est venir à l’essentiel. C’est quand il finit par se taire que tu te dis que tu es bien, ici. Vient alors le tour du plus audacieux, et c’est ce Jürgen, ancien et savant, qui prend la parole. Encore un laïus que tu n’écoutes qu’à moitié, mais surtout parce que tu le connais, contrairement aux autres. Mais soudain, cela cesse, et personne ne suit. Pourquoi pas toi ?

« A mon tour. » Mais sois bref, je t’en supplie.

« Bonsoir à vous. Je suis Lukas Basilius Grimm, le Camerlingue élu au nom de la race des hérésies. Je travaille en tant que développeur indépendant, mais cela ne nous aide en rien. Comme monsieur Landgraf, je suis membre de l’Essaim, au travers de la marque qui me lie à Balderich Muller, qui exerce la charge de conseiller. Les hérésies doivent être un mystère encore voilé, au moins en partie, pour la plupart d’entre vous, mais je ne suis pas là pour vous les décrire. Je suis néanmoins là pour aider au règlement des problématiques du monde surnaturel, et j’accomplirai du mieux possible cette tâche ardue. »

Nous y voilà. Ce fameux Consistoire se tient devant moi, une demeure coloniale dans le décor nocturne. En y entrant, peu de visages me sont familiers : en tout cas, je ne les avais pas vus avant d’être entré en fonction. Quelque part, ne pas avoir d’affinités avec les autres Camerlingues est souhaitable en principe, mais cela n’est valable que pour moi. Je ne connais mes collègues que de nom, ou de réputation. Comme ils ont dû entrevoir mon nom par le biais de la presse : l’avocat de David contre Goliath. L’affaire fait de l’écho, et contrairement à ce que je pensais, l’audience se tiendra plus tard que cette séance, ce qui charge quelque peu mon agenda …

Sans plus attendre, je m’installe au siège dédié, attendant le début de la séance. J’analyse l’endroit, les gens, l’emplacement du mobilier : tout ça, je connaîtrai par cœur. Car désormais, je le dois. Le plus important est surtout de retenir les noms et visages, car ils seront mes collègues pour bien longtemps. Mais les noms, ils viendront au moment des prises de parole. Qui arrive tout juste. Le premier, ce n’est pas un Camerlingue, mais Godric, le Gouverneur, que je connais comme tout le monde dans cet Etat. Un discours introductif, rien de bien pertinent, mais surtout du formel. J’écoute toutefois tout ce qu’il a à dire, par respect envers cet homme, en tout cas pour son rang, et pour l’ingéniosité dont il a fait preuve en inventant le Consistoire. Le Camerlingue vampire prend la parole, et cette fois-ci, mon attention est pleinement acquise : de lui, je ne savais que ce que l’abattement médiatique en a renvoyé. S’ensuit l’hérésie, et le silence après elle. Sans trop douter, je me présente à mon tour :

« Bonsoir à tous. Je nomme Kole Elias Peterson. Je suis le représentant des médiums au sein du Consistoire. Je suis avocat, actuellement sur l’affaire Lancester contre Reckitt Benckiser, dont vous devez avoir entendu parler, certainement. Je me suis présenté afin d’unifier ma race, mais aussi donner ma contribution au projet ambitieux qu’est le Consistoire. Ainsi je serais assidu dans cette entreprise, sans oublier les convictions que je suis venu porter ici. »

Soigneusement vêtu, c'était peut-être la première fois de ma vie que j'arrivais avec autant d'avance. L'événement était de circonstance. Passablement nerveux, j'avais fumé une cigarette devant le bâtiment relativement moderne avant d'y pénétrer courageusement, les épaules décidées, le menton droit. Ca va bien se passer, m'avait juré Miroslav quelques instants auparavant, mais même si nous en avons longuement discuté, je ne peux m'empêcher de me sentir tendu. J'aimerais bien l'y voir, tiens ! Quoique non, ce bougre aurait excellé. Il est bon à ce genre d'exercice. J'ai toutefois bien l'intention d'honorer ma nouvelle fonction.

Je salue et dévisage discrètement chaque Camerlingue. Pour la plupart, je les connais de réputation ; excepté bien sûr, ce vampire de trois siècles d'âge qui s'approche discrètement de moi, et mon corps se tend comme un arc lorsqu'il me glisse quelques mots à l'oreille. « Docteur Landgraf. » Je me fends d'un signe de tête respectueux. « Je me sens d'attaque pour représenter ma communauté. J'espère que vous l'êtes aussi. » Ni animosité, ni agression d'une quelconque forme. Désormais collègues, Landgraf et moi allions devoir mettre nos querelles personnelles de côté et collaborer cordialement.

Nous entrons dans la salle, et je prends place à côté de Kole Peterson, l'avocat récemment médiatisé par l'affaire Lancester. Stratégie ? Miroslav m'a conseillé de m'approcher de lui et m'a assuré qu'il pouvait être un allié sécurisant. Bien sûr, je lui ai juré d'arrêter mes conneries mais on n'est jamais à l'abri d'une remontée acide. Mon élection ne m'avait pas attiré que la sympathie du public.

J'écoute religieusement Jürgen Landgraf, les yeux rivés sur ses mains, puis Lukas Grimm. J'ai connaissance de l'existence de l'hérésie, et suis satisfait qu'elles soient représentées au Consistoire. Ce gars-là m'a l'air prometteur. Kole Peterson prend ensuite la parole et, siégeant à sa droite, c'est tout naturellement que je me lance à sa suite, après une courte pause.

« Bonsoir à tous. Je suis Vladimir Zaganov, thanatopracteur à l'Eternal Sleep, l'entreprise de pompes funèbres créée par mon oncle Miroslav Kovalevski il y a de cela quatre ans. Vous n'êtes pas sans savoir qu'il me soutient grandement dans cette entreprise, et que du haut de mes vingt-cinq ans, je ne chemine pas seul ; je m'appuie sur son expérience et ses sages conseils pour me présenter aujourd'hui devant vous. Je représenterai au mieux ma communauté ; depuis mon élection, certains nécromants se sont déjà manifestés à moi. » Je reprends mon souffle un court instant. Le ton est solennel et déterminé. « Depuis la Révélation, mon oncle et moi-même luttons pour une meilleure acceptation des nécromants au sein de la population. Nous nous efforçons de redorer une image hélas trop souvent négative, aux yeux des autres. Et luttons avec ferveur contre la montée des groupes extrémistes. »

Tout ce beau monde réunit ici, si ce n’est le représentant des vampires ami de longue date, les autres étaient inconnu ou presque aux yeux de la sorcière qui comptait bien en apprendre le plus rapidement sur leur sujet. Elle s’était déjà renseigné sur eux via l’une de ses employés une jeune sorcière très douée avec l’informatique (plus qu’avec la magie mais cela est une autre histoire). Certains semblaient influençables, d’autres pas. Mais il y a des choses qu’on ne peut apprendre sur les gens qu’en se confrontant à eux. Cette réunion avait après tout ce but premier. C’était pour cela qu’il y avait ce mélange d’exaltation et de méfiance, cette ambiance un peu électrique à peine voilée par une hypocrisie latente.

« Pour ma part je suis Freyja Njörd-Völsunga, représente des sorciers et propriétaire de la boutique Magic Box. Comme chacun d’entre vous j’espère pouvoir représenter aux mieux les intérêts des miens et permettre aux conflits entre nos races de se résoudre pacifiquement, et comme vous, je suis inquiète à propos des extrémistes et leur actes de haine envers nos espèces. J’espère que nous saurons faire taire nos différents afin d’offrir un front unis contre la haine et le violence. » un discourt bien pacifique pour une demoiselle à l’aura aussi noire que celle de Freyja mais ici il n’y avait pas beaucoup d’anges ni d’innocents.

Il regarde médusé la louve tirer de son sac ou d'ailleurs de quoi trinquer, et jette un coup d'oeil à Freyja, un sourire vaguement moqueur sur son visage. Ces jeunes et nouvelles générations ont le goût du renouveau, un peu trop parfois. Néanmoins le comportement inattendu de la louve ne le gène pas. Au contraire il l'amuserait plutôt.

Vous volez le travail d'Edgar Mademoiselle Warren, rajoute-t-il tandis qu'il se lève et se dirige vers l'entrée. Derrière la porte, il y a l'homme qui attend. Apportez-nous des verres s'il vous plait.

En revenant à sa place, il considère la poche de sang.

Vous avez bien fait d'attendre que Ligheton soit parti, rajoute-t-il en envoyant un clin d'oeil à la louve. Le leader de la Tenebrae n'est sans doute pas ouvert au manque de sérieux ou au non respect des traditions. Le Cainite lui certes a du mal à s'y faire, mais après ces nombreuses décennies d'existence, qui pourrait lui en vouloir?

Et il lève son verre carmin, avant de faire résonner son fort accent du nord dans sa voix grave.

A notre alliance, skål!

Il repose son verre et ses mains sur la table. Elles sont immobiles, à l'image de son sérieux.

Avant d'aller plus loin dans le point que Mademoiselle Warren vient de soulever, j'aurais une remarque à faire. Ou plutôt une proposition. Je sais que le gouverneur a créé le Consistoire, mais il nous a également laissé une certaine liberté. A ce titre, je crois que l'élection d'un chancelier est peut-être une mauvaise idée. Je m'explique. Bien qu'il soit évident que la voix d'une figure de proue soit utile pour trancher, il reste que le groupe qui en bénéficiera sera en position de force par rapport au reste. Est-on réellement certains que cela va soit en accord avec ce que représente le Consistoire? Ne serait-ce plutôt pas judicieux de nous ranger simplement à la majorité pour ce qui concerne les décisions, et que nous soyons tous...égaux?

Son regard vole dans la salle, effleure celui de chacun de ses nouveaux collaborateurs. Ses yeux ont le mélange subtil de la sagesse et des idéaux pour lesquels un jour il a luttés, pour lesquels il lutte encore, et il espère que certains suivront.

Les candidats s’enchaînent, tous aussi barbants les uns que les autres ; et toi, tu les écoutes. Tu retiens leurs petites présentations, leurs langages respectifs, l’exposé de leurs intentions … en fait, tu te prépares des petites fiches ; c’est vrai que ce n’est pas idiot d’analyser d’emblée ce petit groupe avec lequel tu travailleras probablement toute ta vie. S’entourer de personnes pour si longtemps implique de la vigilance, et de la clairvoyance. Surtout que Jürgen sera probablement ton collègue pour l’éternité, drôle de perspective. Mais quoiqu’il en soit, tu scrutes curieusement toute cette assemblée très hétéroclite, attendant que cette ronde se termine.

Et elle se termine d’une manière pour le moins inattendue, avec ce Camerlingue assurant elle-même le service. Tu fronces un sourcil, presque impressionné, mais en fait pas du tout. Ce même sourcil se baisse lorsqu’elle se présente, puisque tu reviens au plus vite à ton sérieux. Ce n’est pas que tout cela te paraît banal, d’ailleurs, tu ne veux pas savoir si cela sort vraiment du commun. En fait, tu te fous du fond de l’histoire, en somme. Ce que tu veux, c’est rassembler autant d’informations que possible sur chacun ; et après elle, c’en est fait.

Mais l’allemand prend de court l’ensemble des membres, dont toi, en reprenant directement le sujet du vote. Ce vote, tu ne l’as pas préparé, avoue. Pour la simple et bonne raison que tu ne trouves pas d’intérêt au poste de Chancelier. Autant techniquement que moralement, et avant même d’exister, elle est vide de substance. Alors tu ne peux contredire le blond lorsqu’il propose implicitement la suppression de ce poste. De plus, rien de mieux pour discuter du Pacte avec ce Jürgen que d’être sur un pied d’égalité.

« Personnellement, je considère que ce poste n’est que peu pertinent … Toutes les responsabilités concentrées en lui peuvent être tenues par nous tous, puisque nous sommes assez peu nombreux. Et Monsieur Landgraf a tout à fait raison, l’égalité des voix s’en verra mieux protégée. De plus, notre légitimité à tous est nettement suffisante pour que nous nous représentions seuls, sans l’aide d’une quelconque éminence. »

Après ma présentation, mon voisin prend la parole. Habituellement, j’aurais regardé cela avec indifférence, mais j’ai comme l’impression qu’il a sciemment choisi ce siège. Une intuition bien paranoïaque, que j’aurais bien envie d’ignorer ; mais je n’arrive pas à m’y résoudre. Alors je me contente de saluer ce voisin d’un hochement de tête après sa prise de parole. Après tout, les premières impressions sont parfois mauvaises. Alors mon regard va plutôt se poser sur les autres membres, pour mieux capter leurs présentations respectives. Tant que j’écoute ce qu’ils ont à dire, je n’aurais aucun problème à m’en souvenir.

Mais les deux dernières présentations avaient pris une drôle de tournure, dans ce décor qui semblait si huilé. D’abord, le métamorphe remplacé, ce fameux absentéiste. Que lui était-il arrivé ? Je ne m’en souciais pas vraiment, mais assez pour croire que les HA n’y étaient peut-être pas pour rien. Ils ont suffisamment gravité autour de moi pour que je comprenne la menace qu’ils sont devenus, et les ambitions qui les animent. Dorénavant, je comprends le choix de leurs cibles ; mais comment prouver, comme à chaque fois, leur implication ? Cela n’est après tout qu’une suspicion.

La Camerlingue lycanthrope avait fait une entrée assez surprenante, elle aussi. En concurrençant le domestique, dans une énergie positive qui en a surpris plus d’un. Je souris devant une telle prestation, même si j’espère que le sérieux reviendra vite dans nos rangs. Mais elle ne semble pas y manquer, en proposant une attaque immédiate du vote pour le Chancelier. Toutefois, le vampire n’est pas de cet avis. Il remet en cause ce poste, avec des arguments qui sont tout à fait pertinents. Mais je dois avouer que la spontanéité de cette proposition me laisse perplexe ; et je n’ai aucun argument, ni pour ni contre, à ajouter.

« Ce que vous nous dites là n’est pas faux. Mais je n’ai hélas rien à redire, et, sans pour autant m’opposer, je vais plutôt laisser mes compères trancher. »

Mon silence m'aide à récupérer un peu de sang-froid. Mais dès lors que mon regard croise celui de Teodor, je ressens un malaise agiter ma colonne vertébrale. Foutu communiste. Je croise les jambes, les décroise, les croise à nouveau tandis que les présentations solennelles se succèdent. Je me sens si jeune parmi toutes ces têtes pensantes. Heureusement, Mademoiselle Warren sait comment apaiser les esprits et mettre tout le monde d'accord. Saluant d'un signe de tête son initiative (elle est tout de même plus agréable à regarder que ce vieux Edgar), je me sers un demi-verre de cidre et le lève en même temps que les autres. « A notre collaboration. » Mes prunelles effleurent chaque regard, s'attardent davantage dans ceux de Landgraf et de Zečević.

Une gorgée de cidre, tandis que j'étudie rapidement la proposition de Landgraf. Ca me débecte de l'avouer, mais je ne peux qu'être d'accord avec lui. Un Chancelier déstabiliserait l'ensemble. Et qui parmi nous pourrait prétendre se dresser au-dessus, ou représenter d'une voix unique chacun d'entre nous ? Les mains jointes devant moi, mes iris suivent les approbations de l'hérésie puis de l'avocat. A mon tour, je ne fais que confirmer l'idée de Landgraf. « Je plussoie. Nous sommes peu nombreux, et je suis contre l'idée d'une quelconque hiérarchie au sein du groupe. »

Mes index tapotent l'un contre l'autre. J'enchaîne, profitant du silence pour amorcer une autre idée. « Il faudrait toutefois réfléchir à un interface, quelque chose de facilement identifiable, pour que la communication entre le Consistoire et ses interlocuteurs ne se fragmente pas, en l'absence d'un unique représentant de l'organisation. » Je ne doute pas de notre union, mais je nous vois mal déambuler pour l'éternité comme un gang inséparable dans tout Shreveport, on n'est pas The Avengers — même si imaginer Landgraf en Captain America est plutôt fendard.

Les mots de Zaganov sonnent étrangement "bien" dans la bouche du dealer. La petite frappe qui attaque les gens dans la rue semble visiblement capable d'utiliser des mots compliqués et de suivre la logique d'un raisonnement réfléchi. Même qu'il avancerait des idées innovatrices le gredin!

L'influence de son oncle, conclut intérieurement le Tzimisce, avec la même mauvaise foi dissimulée dont fait preuve son collègue.

Il se fend d'un sourire.

Excellente intervention Monsieur Zaganov. Vous m'en voyez non pas agréablement mais on va dans la bonne direction - surpris. Je vous tiens à l'oeil tout de même. Un point souligné par Mademoiselle Warren est intéressant. Les tensions entre nous sont inhérentes, souvent légitimes après des décennies ou plus. Maintenant, un peu de forcing, je crois que c'est le terme moderne, serait peut-être souhaitable. Après tout tant qu'à nous définir ambassadeurs et gardiens de la paix, autant s'appliquer à connaitre ceux que nous défendons. Et un porte parole pour chaque clan, mais d'une race distincte que le dit clan? Et un roulement régulier. Ainsi chacun d'entre nous se confronterait régulièrement avec un nouveau clan. C'est sur notre diplomatie que nous avons été choisis -enfin p'être pas tous- il n'y a aucune raison de ne pas croire que nous puissions échouer dans l'instauration d'un dialogue.

Mes hochements de tête sont ponctués de temps à autre par quelques paroles approbatives. Très concentré, j'écoute religieusement et étudie chaque proposition, contre-proposition ; tout fourmille d'un réel investissement de la part de chaque protagoniste et cela est fort plaisant. Entre deux gorgées de cidre — ou de champagne peut-être ? Il y a des bulles en tout cas — j'approuve les idées avancées, aussi bien la présidence tournante de Zečević que les porteurs de projet suggérés par Freyja.

Mais… eh, ils se sont passés le mot ou quoi ? Entre le serbe qui me fixe de l'autre côté de la table, Landgraf qui me distribue des bons points comme si j'étais un cancre qui lui aurait fait l'honneur d'une bonne réponse (qu'est-ce que tu crois Landgraf, que j'ai passé mon enfance et mon adolescence à sécher l'école et que je suis incapable de compter sans l'aide de mes doigts ?), et désormais la louve qui semble attendre quelque chose de moi… Je ne sais pas si c'est ma paranoïa qui s'active, mais trop de regards convergent vers moi pour que je me sente à l'aise. Est-ce mon jeune âge ? Je sens que je vais devoir prouver, à chaque intervention, la légitimité de ma place ici.

Les lippes serrées, je réfléchis rapidement à la proposition de Landgraf, soutenue par Melinda. Selon les races, envoyer un représentant au visage changeant, au sein d'une communauté qui n'est pas la sienne, me semble peut-être quelque peu idéaliste, même si l'idée est novatrice. Certains clans sont à prendre avec des pincettes, et imposer un représentant autre pourrait être vécu comme une intrusion. D'autant plus que cela reviendrait à diviser notre groupe. « Dans tous les cas, il ne faut pas sectoriser, dresser des cloisons entre les hommes et les spécificités ; c'est comme cela que certaines entreprises pourtant bien huilées s'écroulent, parce que le patron a cru naïvement que si chacun était à une place bien définie, attelé à une tâche précise, alors la machine serait rentable. C'est le principe du taylorisme. Et, croyez-moi, c'est un peu has-been, et surtout peu fructueux. »

Je me racle discrètement la gorge, redresse un peu le menton. « Pourquoi ne pas former des binômes temporaires ? Rien de définitif, ils seraient toujours en lien avec des missions spécifiques. Je m'explique : certaines communautés sont anciennes et méfiantes quant à certaines races rivales. Je pense que chaque Camerlingue pourrait… introduire à son groupe d'appartenance un de ses collègues, afin de nouer plus aisément des liens de confiance entre les différentes peuplades et chaque Camerlingue. A nous de faire l'effort de les entendre chacun, et d'aller au-delà des frontières de nos propres couleurs. » Une gravité nouvelle voile le timbre de ma voix. La transition est scabreuse, mais je me dois d'aborder le sujet. « J'ai beaucoup de respect pour Godric Ligheton… mais en parlant de frontière, celle qu'il a établi, consciemment ou non, entre CESS et non-CESS n'est-elle pas… dangereuse ? »

« Comme mon voisin de table, monsieur Zečević, je doute qu’il soit bon de débattre de la non présence des humains à notre tablée, que comme vous monsieur Zaganov, je déplore. La vérité est que nous avons besoin de débattre de toutes les questions essentielles, mais une chose à la fois. Sinon nous risquons de nous éparpiller. » répondit d’une voix douce la sorcière qui avait observé l’échange avec une certaine curiosité. Cela était diablement bien différents des assemblées plus velues et sauvages de la Magic Box. Personne là bas n’utilisait de mot compliqué, enfin, pas pour un sorcier ayant une certaine expérience évidemment. « L’idée du binôme me semble intéressante d’autant qu’elle permettra à chacun d’en apprendre plus sur les traditions de nos communautés respectives. Et ces binômes pourront très bien correspondre aussi aux missions que nous accompliront, car je pense qu’étudier simplement les traditions ne suffit pas, il faut les vivre pour les comprendre. Ainsi par exemple, si nous devions régler un conflit entre deux communautés, les binômes impliqués devront aller sur le terrain, parler et comprendre quels sont les enjeux. Nous ne devons pas nous contenter de notre savoir, mais essayer aussi de saisir les enjeux d'aujourd'hui de ces communautés que nous représentons. » Ainsi s’acheva la parole de la sorcière qui laissa la main à un autre membre de cette digne assemblée.

Là, ils t'ont perdu. Tu comprends toutes leurs propositions, mais toi, tu pars dans des sortes d'équations, ou plutôt des algorithmes, où se mettraient en pratique toutes ces propositions. C'est beau de proposer, mais encore faut-il imaginer les cas en pratique. Tout s'entrechoque, pour toi qui sous-estimais le potentiel institutionnel de ce petit comité. Tu restes silencieux, dans ce mélange très varié : ambitions, calculs, pragmatisme, idéalisme ... Mais tu penses surtout que c'est loin d'être un débat important. Pour toi, il est même plutôt contingent. Alors que dire dans un débat que l'on ne trouve pas intéressant ?

Mais ce Monsieur Zaganov t'intéresse, lui. Il te paraissait peu sûr de lui, au début. Et là, il s'envole, fort de ses ambitions, et peut-être poussé par la pression du vampire. Ses prises de paroles accaparent ton attention sur tous les points. VOilà un petit jeune qui a bien fait ses preuves.

"Bien que j'aie hâte d'entamer le débat avec vous, Monsieur Zaganov, sur la non-présence humaine, mais comme dit plus tôt, réglons d'abord notre problème de représentation."

Ton intervention venait un peu de nulle part, après ton silence, certainement long pour les autres.

"A ce propos, votre proposition de binôme me semble être la meilleure, puisque, en soi, elle synthétise toutes les idées antérieures. Donc, en somme, tout le monde ne peut qu'être d'accord avec cela, je me trompe ?"

N'avoir rien à proposer dès le premier débat, c'est un peu la honte. Mais tu l'assumes, ce Vladimir a joué très fort.

"Parce que je crois que l'on peut dès à présent ouvrir un vote à main levée sur la suppression du poste de Chancelier, et l'établissement du binôme représentatif à mission unique. Qu'en pensez-vous ?"

Le Tzimisce lève la main. Calmement, à l’instar de ses collègues. Les résultats sont loin d’être étonnants, au vu des arguments avancés, et le sien ne fait pas exception. Et le choix est autant idéologique que stratégique. En se laissant aller contre le dossier de sa chaise, Jürgen réfléchit aux décisions et à l’éventuelle réaction de Godric. Le leader de la Tenebrae leur a laissé un certain champ libre certes, mais la nature de l’homme est loin d’être généreuse. Bien loin de ce que son sourire peut prétendre. Alors la méfiance est de mise.

L’arrivée d’Edgar les interrompt, et le regard du vampire aux traits enfantins se détourne. Il n’a pas le temps de s’étonner plus que Melinda émet des doutes.
Ce qui le fait brièvement tiquer.

En tout cas je ne sens rien de magique. Et Il examine attentivement le paquet entre ses mains. La boite est enveloppée d’un papier tout ce qu’il a de plus banal. Ce qui rend la chose étrange. Il l’ouvre et sur la table tombent un portable et une lettre, dont il s’empare sous le regard de ses collègues de table.

Une écriture non manuscrite apporte un curieux message qu’il se contente de lire en silence, ses sourcils froncés comme unique émotion.

Avant de se tourner vers l’homme. Je ne vois aucun expéditeur. Edgar, qui l’a apporté?

Un simple messager Monsieur. J’ai bien demandé d’où cela venait mais il n’en savait rien. Du moins c’est ce qu’il m’a dit, et il a ajouté que c’était important.

Bien. Le message est des plus étranges, confie-t-il au reste. Puis il répète à haute voix, mettant ainsi ses compagnons dans la confidence.

Docteur Landgraf,
Puisque vous excellez dans la communication, sans doute pourrez-vous faire passer ce message.
L’assemblée dans laquelle vous siégez n’a pas lieu d’être.
Ce tribunal dépourvu de la moindre légitimité est bardé de monstres et d’ennemis, vous en première ligne, auxquels nous n’obéirons pas.
Qui sommes-nous, vous n’avez pas besoin de le savoir.
Mais sachez une chose. Nous ne négocierons pas.
Ce Consistoire doit disparaitre. Et comme les mots s’envolent mais les actes restent, voilà de quoi vous convaincre que nous ne reculerons devant rien. Vous trouverez un message dans le portable. Jetez-y donc un oeil.

En silence il allume le portable, qui ne semble avoir de code de sécurité. Il y a un lien internet dans le message, qui mène à une vidéo. Qu'il lance, sans tarder. Et alors qu’il découvre le contenu, il lève des yeux inquiets vers Freya.

Je crois que nous pouvons le mettre sur grand écran.

Joignant le geste à la parole, il se lève et branche le portable à la télé aux dimensions honorables qui orne un des murs.

La video se lance.

Une femme d’une quarantaine d’années apparait à l’écran. Attachée sur une chaise, les liens autour de ses poignets solidement serrés. Elle est décoiffée et dans un sale état, les vêtements déchirés et des hématomes sur sa peau, témoins d'une inhumaine brutalité. La tête penchée sur le côté laisse deviner qu’elle n’est plus ou peu consciente. L’heure défile et la date sur l’écran s’imprime sur les rétines – ce n’est pas qu’un enregistrement.

Puis un écran noir apparait, et un nouveau message.

Obéissez ou elle mourra.

Les secondes s’écoulent dans un silence terrifiant. Jürgen lève à nouveau les yeux vers Freya. Cette femme il l’a reconnue, et ce n'est sans doute pas différent pour la sorcière. Il s'inquiète de sa réaction. Que dire, que faire quand on voit une amie aux mains de la colère?

Le cadeau de bienvenue est efficace dans l’effet que ses destinataires souhaitent produire. L’assemblée est atterrée ; tous les esprits sont harponnés par les images qui grésillent devant leurs yeux et le silence qui s’abat tel une chape de plomb. Les Thibodeaux sont pour Teodor une connaissance lointaine, de part la nature de leur famille, mais cela n’émousse en rien son empathie. Il se masse les tempes pour faire le point, n’ajoute pas de commentaire lorsqu’il adresse un visage grave à ses camarades.
Les mots d’apitoiement ne leur seront d’aucune utilité.
Prétendre qu’ils ne s’attendaient pas à des obstacles aussi cruels serait un mensonge éhonté.
Ne laissant qu’une pause déférente adoucir sa transition, Zečević introduit des considérations pragmatiques :
— La création du Consistoire a été annoncée publiquement par Monsieur Ligheton. Mais les détails de son exécution ont été gardés strictement secrets. On est bien d’accord sur ce point ?
L’approbation du groupe n’est pas nécessaire pour poursuivre.
— Il y a donc deux possibilités. Soit ces gens ont obtenu ces informations par l’espionnage de nos moyens de communication. Ils pourraient alors être n’importe qui.
Une pause laisse peser cette première hypothèse, qui ouvre un champ très large de recherches - presque inexploitable.
— Soit la taupe est parmi nous.
Nous, pris au sens large. Le portier, le chauffeur du Gouverneur, Edgar, tous ceux ayant eu connaissance de près ou de loin de l’organisation de cette rencontre.
Et bien entendu, les camerlingues eux-mêmes.
— Autre chose. Nous devons nous mettre d’accord sur un point. En poursuivant l’activité du Consistoire, les menaces comme celles-ci devraient se multiplier. Si nous tenons tête aujourd’hui, nous devons être prêts à mener notre entreprise jusqu’au bout, quoiqu’il puisse se passer.
Autrement, d’autres souffriront pour rien ; abandonnés sur le champ d’une bataille où on se serait enfui à mi-chemin.