✤ Traits de caractères
Avec Phèdre, il y a un avant. Et il y a un après. Il y a Phèdre, quand elle riait pour rien, quand un pauvre rayon de soleil dans le jardin suffisait à la faire sortir, pour le simple bonheur d'être dehors. Quand sentir la main d'Ossian dans ses cheveux voulait dire autre chose que traverser une crise. Quand elle n'avait pas peur d'elle-même, peur de son reflet dans le miroir, et du tiraillement constant qu'elle sent dans ses os.  Douce, délicate, mais aussi ardente qu'un immense feu de joie, elle irradiait, illuminait une pièce de sa simple présence. D'après Ossian. Difficile de savoir quel crédit elle pouvait apporter à ses paroles, tant elles sont dictées par la passion qu'il a pour elle. Néanmoins, elle ne pouvait nier être toujours de bonne humeur, trouver toujours une raison de rire. Aujourd'hui, il lui arrive souvent d'oublier qu'elle a pu être ainsi, il y a quelques années. Il y a longtemps, il y a un siècle.

Elle n'est plus aussi légère. Pleine de peur, d'angoisse, tant pour elle que pour les autres, elle est une boule de nerfs sans cesse sur le qui-vive. Elle tente de se reconstruire et d'être à nouveau la Phèdre insouciante d'il y a 10 ans, mais rien n'y fait, ni la tendresse d'Ossian, ni le bonheur que lui procure les enfants à qui elle enseigne le piano. Elle a des regrets, elle en est même bourrée, pétrie. Chaque instant est un remord, celui d'avoir échoué, celui d'avoir survécut, celui de ne pas avoir le courage de se supprimer, pour offrir une nouvelle vie à Ossian, loin de la folie qui lui ronge l'esprit. Pessimiste, pitoyable et pathétique, il lui fallait chaque jour accepter l'idée de sa défaite et passer outre, offrir aux autres un visage composé, ne rien laisser transparaître de sa douleur, tant physique que mentale.

Ses émotions, ses souffrances, elle les craint et les hait, car ils sont l'incarnation de ce qu'elle est devenue aujourd'hui, une sorcière sur le déclin, la déchéance faite humaine, la victoire des ténèbres sur la lumière. Lorsque tout cela lui devient trop insupportable, elle entre dans des colères noires, dans un tourbillon de haine et de violence qui l'exténuent et la jette encore plus bas dans son estime personnelle. Ce n'est qu'en évaluant les dégâts matériels, physiques et psychiques qu'elle prend la pleine mesure de la tempête qu'elle vient d'essuyer, et qui l'a mise sur le carreau. Elle se sent alors misérable, détestable, car elle ne conserve aucun souvenir de son accès destructeur. Elle a sans cesse peur d'émerger pour trouver un mort à ses pieds.

✤ Occupation diurne
Il y a encore 6 ans, elle exerçait le métier de pianiste concertiste. Elle était même soliste, et commençait à faire son tour, à être réclamée pour tel concert à l'autre bout de l'Europe. Elle voyageait, son métier lui plaisait, les rencontres qu'elle faisait étaient enrichissantes, passionnantes. Et puis, suite à son accident, elle s'est coupée du monde de la musique. Oh, elle continuait à jouer, bien sûr, mais chez elle; pour elle. Il lui aura fallu quelques années pour accepter de se remettre à jouer pour les autres, pour se risquer à accueillir à nouveau un auditoire. Elle est même devenue professeur particulier de piano, mais n'exerce que chez elle. Elle craint trop l'absence d'Ossian pour se trouver seule en présence d'autres personnes. Et entre deux cours, elle se retranche dans des activités calmes, où elle n'a que peu de chance de sortir de ses gonds. La lecture, ou encore la peinture. Une petite aptitude qu'elle aura héritée de sa mère, et qui lui permet de mettre en images l'intérieur de son crâne, les tumultes qu'il abrite.

✤ Manies, habitudes & goûts
Elle a une forte propension à la paresse, et ce, de tous temps. Cette tare, sans doute héritée de l'époque où son frère Hyacinthe était à ses pieds, lui vaut aujourd'hui les taquineries d'Ossian et de tous ceux qui la connaissent suffisamment pour avoir remarqué ce travers chez elle. Elle est paresseuse, et en même temps incapable de rester immobile. Il peut s'agit de pianoter nerveusement sur toute surface à portée de main, de jouer avec ses cheveux ou le tissu d'un vêtement qu'elle porte, jamais ses mains ne restent inactives. Elle a toujours avec elle un stylo et un carnet, sur lequel elle peut gribouiller. Et quand elle ne l'a pas, et bien... Elle dessine sur ce qu'elle trouve. Ses cheveux sont une mine pour quiconque a besoin de matériel pour écrire. Souvent, elle noue sa tignasse en chignon et inconsciemment, au fil de la journée, y plante pinceaux, crayons, parfois même des ciseaux. Cela ne manque jamais de l'étonner lorsqu'au moment d'aller se coucher, elle défait l'élastique et que ses doigts rencontre le contenu de sa trousse. Enfin, elle cite souvent, et sans que personne ne s'en rende compte, toute sorte d'auteurs, de films ou de chansons.

✤ Magie utilisée
Fille de sorcière, elle est médium de naissance, et sorcière à son tour, car elle a cultivé ses pouvoirs, les a fait grandir et les a d'abord chéris comme ses propres enfants. Ce n'est que plus tard que Phèdre a compris qu'ils ne la prédestinaient pas à une vie vouée à faire le bien autour d'elle. Bien au contraire, chérubins du mal, ils l'emporteraient sur un chemin jonché de douleur et de perte. Mais à l'âge tendre de sept ans, quand elle a vu sa poupée préférée voleter doucement au dessus du sol, elle n'a pu que s'extasier, sans comprendre réellement ce qu'il lui arrivait. Bien sûr, sa mère lui a immédiatement révélé le secret de son ascendance, et l'a ensuite confiée à la bonne garde d'une cousine plus âgée, Samaëlle. Cette dernière a pris Phèdre sous son aile, et pendant les dix années suivantes, lui a appris à contrôler son don de télékinésie, à maîtriser ses émotions pour éviter tout débordement indésirable.

Digne descendante de la noire lignée des Mayfair, il est évident qu'elle pratique une magie sombre, enfant capricieuse et exigeante des ténèbres et de la Mort. Mais de ce funeste destin, elle a ardemment désiré se détacher, et elle en a payé le prix fort. Sa santé mentale s'étiole, son corps part en lambeaux chaque fois un peu plus, quand elle se refuse à céder à l'impérieux besoin qui hurle au fond d'elle et la supplie d'aller exercer son noir office dans le pentagramme. Sorcière noire, elle l'est, et jamais, même au prix de sa vie, elle ne parviendra à se défaire de cette tâche dans son existence.

Phèdre a hérité d'un don de télékinésie, qui peut se révéler aussi pratique que handicapant. Vite submergée par ses émotions, sa magie se déverse et se transmet aux objets, qui se mettent alors à faire toutes sortes de choses étonnantes, comme simplement voler sur place, ou carrément à tournoyer dans la pièce, comme pris dans une effroyable tempête. Il s'agit ici des deux extrêmes, mais son coup de maître restera à jamais le jour où, dans une colère noire, elle a fait se disloquer complètement la maison de Samaëlle. Elle a ensuite dormi pendant près d'une semaine, ne s'éveillant que pour se restaurer et assouvir des besoins naturels. Cela ne s'est jamais reproduit par la suite, heureusement. Bien que relativement douée dans son domaine, elle est tout bonnement incapable de réaliser des sorts de guérison, qui lui seraient pourtant bien utiles. La faute à sa sombre magie, qui la tue à petit feu et l'empêche de se soigner.

Elle est sa propre faiblesse. Ou plutôt, son corps défaillant et son esprit défectueux le sont. Elle ne leur accorde aucune confiance, toujours dans l'attente du moment où ils la laisseront tomber et où elle s'effondrera, abyme de souffrances, puits sans fond de douleur. La magie a un prix, oui, et Phèdre le paye de sa vie. Chaque jour qui passe la rapproche un peu plus d'une mort inéluctable et affreuse. Elle n'est pas sûre de voir ses quarante ans. La pratique de sa magie la laisse exténuée, et lorsqu'elle refuse de se prêter au jeu, de se livrer aux rituels, elle sort exsangue du combat contre la volonté propre -ou tout comme- du pouvoir qui vit en elle.

Totalement opposée à la Tenebrae, dont les pratiques l'effrayait, et désireuse de se tourner vers une magie plus lumineuse, elle ne peut néanmoins pas intégrer la Blanche Confrérie. En effet, son statut de sorcière noire lui interdit cela. Ne reste alors que la Magic Box, qui semble être un nid regroupant toutes les sortes de vipères, de la plus inoffensive à la plus meurtrière. Méfiante pour l'instant, elle s'en remet à Ossian pour juger et jauger les membres de ce groupuscule hétéroclite, qui l'inquiète et la met mal à l'aise. Elle ignore ce qu'elle va trouver ici, et cette perspective la dérange.

✤ Convictions
Phèdre n'a pas de réelles convictions, ni même de préférences concernant le passé et le présent. Elle ne s'est jamais cachée, mais n'a pas non plus crié sur les toits son ascendance de sorcière. Bien sûr, aucun rituel en public, aucune invocation, ni formule, ni quoi que ce soit de cette sorte. Elle prenait soin de maîtriser son don devant les autres, pour ne pas les effrayer, mais il lui arrivait, pour amuser la galerie, de faire léviter un stylo. Voilà tout l'étalage qu'elle a pu faire de la magie. Et le reste de l'humanité n'a fait que s'émerveiller devant cette petite excentricité de starlette. Aujourd'hui, bien sûr, cela ne tient plus de l'excentricité, mais bien d'une large vague répandue dans l'ensemble de la population mondiale.

Elle ne craint pas les groupuscules anti-CESS, ne parle pas du bon vieux temps, comme Ossian peut le faire. Elle ne regrette pas les soirées où son mari s'amusait à semer la zizanie puis à rétablir le calme, pour le simple plaisir d'animer un peu la fête. Pour elle qui s'est toujours efforcée de mener une vie normale, ne faisant pas étalage de ses pouvoirs, ne cherchait pas spécialement la compagnie des autres sorciers ou autres créatures, la révélation n'a rien changé. Peut-être le regard des gens lorsqu'ils la croisent au bras d'Ossian, sorcier recensé. Elle-même ne l'est pas, mais la rumeur a tôt fait de faire l'amalgame entre Phèdre et Ossian et il ne fut bientôt plus secret qu'elle était aussi sorcière. Bien que certains la croient plutôt hérésie.

✤ Signes particuliers
Phèdre ne porte ni tatouage ni cicatrices, du moins pas de cicatrices visibles. Ses blessures sont psychiques et elle est loin d'avoir fini de les panser. Elle n'a pas de couleur de cheveux étrange, pas d'anneau dans le nez ou tout autre endroit incongru. Elle respecte son corps, car c'est encore la dernière partie d'elle-même sur laquelle elle exerce un contrôle, laissant son esprit se désagréger sans elle.

11 Juin 1993, Limerick, Irlande
« Je ne veux pas aller avec Samëlle ! » Luaine soupire et fronce les sourcils, exaspérée. Cela ne suffit pas à faire taire Phèdre, qui continu d'opposer un mutisme buté, alterné avec une colère enfantine, de celles qu'on ne comprend pas, mais qui sont fondées. Même si les raisons nous dépassent. « SamAëlle, Phèdre, Samaëlle. » Elle ne prend même pas la peine d'argumenter en faveur de sa cousine, tant elle est fatiguée de tout cela. Depuis des heures, le bras de fer entre la mère et la fille se poursuit, confrontant leurs volontés C'est à celle qui cédera la première, et aucune n'a l'intention de l'être. A presque dix ans, Phèdre est têtue, bientôt autant qu'un adulte. Elle sait ce qu'elle veut, et elle l'obtient généralement. Contrairement à Hyacinthe, qui est l'image même de la bonne volonté et de l'enfant sage. Non pas que la petite fille soit un véritable démon, mais elle se sait adorable, et en joue atrocement. Nikola se laisse régulièrement avoir par sa petite préférée, et si elle gronde, Luaine ne peut que les contempler avec attendrissement. Mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui, il a été décidé que Phèdre devait partir chez Samaëlle, la cousine de Luaine, auprès de qui elle doit apprendre la magie. Bien sûr, en tant que fille des Mayfair, Phèdre a déjà prouvé qu'elle était capable de la maîtriser, de s'y livrer dans les règles de l'art. Mais l'enfant manifeste un vif intérêt pour la magie blanche, ce qui inquiète sa famille maternelle. Il n'est pas normal qu'une sorcière noire veuille se consacrer au bien d'autrui, à une magie bénéfique. C'est pourquoi Samaëlle a été désignée comme mentor pour la dernière héritière de la lignée. Elle fait sans doute partie des plus passionnées, des plus aptes à remettre Phèdre sur le droit chemin. On s'occuperait plus tard de Hyacinthe, qui n'a pas encore fait ses preuves et montré qu'il méritait de recevoir une éducation. Luaine jette un coup d'oeil à la table de la salle à manger, recouverte d'une longue nappe blanche. Elle sait, elle sent que Hyacinthe se cache là et les espionne. Lui et Phèdre sont très attachés l'un à l'autre, et le départ de sa sœur jumelle mettra certainement à mal le petit cœur de son fils. Mais Phèdre ne peut se soustraire à l'éducation qui lui est destinée, au risque de voir ses pouvoirs se retourner contre elle. Luaine n'est pas idiote, et elle sent bien que sa fille n'est pas particulièrement attirée par son héritage. Il lui faut néanmoins en prendre possession, sans quoi elle risque d'y laisser la vie. C'est ainsi. Toutes les sorcières avant elles ont tenté de résister, avant de comprendre quel danger elles couraient. Et la mère de famille ne veut pas cela pour sa fille. Désespérée, elle lève les yeux vers son mari. Il est un peu à part, dans toute cette histoire, mais il est aussi le seul que Phèdre acceptera d'écouter. « Nikola, explique-lui, s'il te plaît, qu'elle doit partir. » Résigné, il presse l'épaule de Luaine et va s'agenouiller devant leur fille. « Chérie, c'est important que tu le fasses... Tu ne seras pas loin d'ici, tu sais ? Samaëlle vit aussi à Limerick, et tu pourras venir nous voir quand tu veux. Et nous aussi, on viendra te voir, avec Hyacinthe. » Avec un pauvre sourire, il posa une main rassurante sur la tête brune de Phèdre, avant de l'attirer contre lui. La petite fille se lova contre son père, avant d'éclater en gros sanglots. Elle hoquetait, et livrait enfin ses frayeurs. « J-j-j-j-j'ai peur, p-papa. Je vois des j-j-gens k-k-k-k-qu-qui sont mo-o-o-rts. » Nikola posa un baiser sur la front de sa fille et tourna la tête pour regarder Luaine. En tant que médium, il savait à quel point la vision des esprits pouvait être effrayante, même lorsqu'on y était préparé. A plus forte raison pour un enfant. Le couple savait depuis longtemps que leur progéniture serait porteuse de ce sang, du sang des Mayfair, mais personne n'avait prévu qu'ils seraient effrayés à ce point. Tous avait oublié leurs propres craintes, au même âge. « Je sais, trésor. Mais ta cousine va t'aider à les apprivoiser, et même à faire pleins d'autres choses. Tu me promets d'essayer ? » La petite sorcière passa ses poings serrés sur ses yeux, pour en chasser l'eau, et hocha vigoureusement la tête. Pour son papa, elle pouvait le faire. Avec un air triste sur le visage, Nikola embrassa une nouvelle fois sa fille, avant de la serrer contre lui. Il savait que l'apprentissage que Phèdre entreprenait allait être dur et long, mais c'était le lot de chaque sorcière. Elle ne pouvait y couper, comme toutes celles avant elle, et toutes celles qui viendraient à l'avenir.

Avril 2005, forêt d'Abernathy, Ecosse
J'avais fini par partir. Il le fallait. J'en avais besoin, viscéralement. Hyacinthe ne m'aimait plus, et mes parents m'aimaient trop, avec trop d'adoration dans la voix, trop de sentiments. Ils s'extasiaient devant mes pouvoirs, devant mes dons, et oubliaient de voir Hyacinthe, qui ne demandait qu'à exister dans le regard de nos parents. Quelle ironie du sort, quel pied de nez à la longue tradition qui faisait des femmes des objets, quantité négligeable. Il aura fallu attendre la naissance de jumeaux mâle et femelle pour qu'enfin, une fille soit privilégiée au sein d'une famille. Mais je ne voulais pas du premier rôle. Il ne m'intéressait pas. Hyacinthe, lui, le désirait ardemment. Il n'avait que cet objectif là en tête, plaire à nos parents. Me surpasser dans leur estime. Je ne pouvais pas lui en vouloir. Personne n'aurait pu, parce que c'était légitime. Chaque enfant a droit à la même part d'attention venant de ses deux parents. J'avais honteusement pris plus que mon dû dans ce domaine, et mon frère me le rendait bien. Ou plutôt, il s'abstenait de le faire. Conformément à la promesse de mon père, mes parents et mon jumeau m'avait régulièrement rendu visite chez Samaëlle, et j'avais passé de nombreux week-end chez eux, en récompenses de mes efforts. Jusqu'à ce que l'initiation de Hyacinthe débute, nous avions gardé notre relation d'avant, repliés sur nous-mêmes, ignorant le reste du monde. Mais sitôt que Hyac' eut entamé son apprentissage, je ne le vis pratiquement plus. Bientôt, la compétition fit également rage entre nous, malgré que je ne l'avais jamais voulue. J'aurais tout donné pour échanger mes pouvoirs avec ceux de mon frère, qui peinait à apprendre, à maîtriser, alors que tout me venait avec un semblant de facilité. Je n'étais pas excellente, ni surpuissante, mais toujours meilleure que Hyacinthe, c'est vrai. Mais je n'ai jamais cherché à le rabaisser, à lui montrer à quel point je lui étais supérieure. Engoncé dans sa fierté adolescente, il avait fait la sourde oreille, et avait coupé les ponts avec moi à la fin de son initiation. Depuis combien d'années ne l'avait-je pas revu ? Quatre ou cinq peut-être. Il s'était installé à Londres, tandis que je voyageais avec différents orchestres, exerçant mon métier de pianiste. Une autre de mes exigences. Dans ma vision toute manichéenne du monde, une sorcière noire n'était pas pianiste. Faire plaisir aux autres par la musique, c'était bien une idée de sorcière blanche. Alors j'avais voulu faire ça. Être différente de ce qui était prévu. Dévier de la route inscrite dans mon sang. Pour l'instant, je ne m'en sortais pas si mal. Et pour me récompenser de cette petite victoire sur moi-même, j'avais décidé de m'offrir deux semaines de vacances en Écosse. Je n'avais jamais eu l'occasion de jouer la touriste ici, et j'avais la bénédiction de mon agent. Je me retrouvais donc à crapahuter dans la forêt, car ma curiosité dévorante n'avait pas pu s'empêcher de prêter l'oreille aux ragots du petit village hors du temps où j'avais posé mes valises. Et les vieilles superstitieuses, gardiennes des traditions, m'avait parlé de rituels druidiques encore bien présents dans la région, me promettant que je pourrais en voir un dès ce soir. Et je l'avais vu. Un ramassis d’attrape-touriste, à peu près aussi véridique que j'étais louve, tout juste bon à figurer en arrière-plan de Harry Potter. Déçue, je m'étais éloignée sur la pointe des pieds, l'excitation qui avait précédé ma vision me tenant éveillée. J'avais choisi de me promener jusqu'à ressentir le besoin d'aller dormir, et déambulait depuis une heure, au hasard de mes réflexions. Et puis soudain, un homme. Torse nu, entouré de tout un tas d'accessoires qui ne me sont pas inconnus. Il commence à les installer, à disposer autour de lui les instruments dont il a besoin. Puis, enfin, il acheva de se dévêtir. Évidemment. Le freak du village, c'était forcément pour moi. A moins qu'il ne soit juste bête à manger du foin, ou se prenant, lui aussi, pour un descendant de Merlin. Stupide. « Est-ce que tu fais partie du groupe des druidesses timbrées ? » Je laisse ma voix jouer la première partie du spectacle, en solo, avant de me montrer. Peut-être qu'il va remballer ses petites affaires, se rhabiller et s'en aller comme si de rien n'était. Mais non, il ne bouge pas. Alors je m'avance, sans en avoir conscience, débarquant au milieu de sa petite cérémonie. Je ne suis pas dérangée par sa nudité, non, mais plutôt par la ferveur qu'il a mis à préparer son rituel. Une drôle d'impression que celle que j'éprouve ; le sentiment de l'avoir surpris dans son intimité la plus profonde. Mais perturbé, il n'en a pas l'air. Bravache, aussi nu que le jour de sa naissance, et presque fier de cet état, il se tourne vers moi, un sourire amusé sur les lèvres. « Tu n’as qu’à te joindre à moi, et tu sauras. » J'éclate de rire, parce qu'il n'y a pas d'autres réponses possibles. Et je m'installe, pour le regarder effectuer son rituel. J'y passe la nuit, profondément absorbée dans la contemplation de cet homme, fascinée par le moindre de ses gestes, le moindre de ses mots. Et quand le jour se lève et qu'engourdie, je l'aide à ranger ses instruments, je sais que jamais cette nuit ne finira.

Mars 2009, Limerick, Irlande
« SAMAËLLE ! J'AI BESOIN DE TOI ! » Je frappe comme une forcenée sur l'imposante porte rouge sang, tout en priant pour que ma cousine soit chez elle. J'ai profondément et désespérément besoin de l'aide de mon mentor. Mais plus encore, j'ai besoin de l'aide de quelqu'un qui comprenne. Ossian ne pourrait pas. Il est trop versé dans sa magie d'elfe des bois pour comprendre ce qui s'est passé, ce que j'ai fait. J'ai besoin de Samaëlle, et aussi de Hyacinthe. Mais nous ne nous sommes plus parlés depuis la mort de papa et de maman. Peut-être que Sam pourra le convaincre de venir. Je veux tellement retrouver mon frère... Mon poing serré s'abat frénétiquement sur la porte. J'entends l'écho de mes coups, et je crains une nouvelle fois que ma cousine ne soit absente. Sa maison est grande, mais pas au point qu'elle ne m'entende pas l'appeler. « Sam ! Ouvre-moi ou je défonce ta porte ! » Je tambourine encore un peu, puis me laisse glisser sur les marches de pierres, fatiguée. J'avais pris un avion très tôt ce matin, depuis Glasgow, et j'avais marché jusqu'à Limerick, en sortant de l'aéroport de Shannon. Je ferme les yeux et appuie mon visage contre la porte, me laissant porter par la fatigue, et par l'incroyable poids qui s'est installé dans mon ventre depuis cette nuit. Il pèse comme un boulet de canon logé derrière mes côtes, occupe toute la place disponible, et enfle encore, menaçant de me faire exploser. Je presse mes mains sur mon abdomen, comme si cela pouvait contenir le monstre grouillant que je porte en moi. Je ramène mes jambes contre ma poitrine, ouvre les yeux et croise le regard d'un passant, mi-effrayé, mi-intrigué. Je lui renvois un coup d'oeil mauvais, et d'un geste de la main, fait se disloquer sous ses pieds les pavés du trottoir. Déséquilibré, l'homme s'enfuit du mieux qu'il peut, définitivement apeuré. Avec un sourire méchant, je tourne à nouveau la tête et la pose contre la porte. Cette maudite Samaëlle ne viendra donc jamais m'ouvrir ? A-t-elle décidé de me punir pour l'enfer que je lui ai fait vivre durant mon apprentissage ? Non. Elle n'est pas aussi machiavélique, toute noire qu'elle soit. Du moins je l'espère. J'attends encore quelques instants, puis enfin, j'entends du bruit à l'intérieur de la maison. Je me relève précipitamment, juste au moment où la porte s'ouvre, dévoilant mon mentor. « Je pensais que tu serais partie, mais tu sembles avoir appris la patience. » Toujours aussi agréable, elle s'efface néanmoins pour me laisser entrer. Ni elle ni sa maison n'ont changé. Sauf si on oublie le fait qu'à l'âge de seize ans, j'ai complètement détruit ladite maison, et qu'elle a été reconstruite à l'identique peu de temps après. Samaëlle, quant à elle, est restée fidèle à elle-même. Ses longs cheveux blonds platine sont coiffés en dreadlocks improbables, ramenés en chignon au-dessus de sa tête. A presque cinquante-cinq ans, elle paraît toujours dix ans de moins que son âge réel, et son regard bleu glacier n'a rien perdu de son pouvoir inquisiteur. C'est là la particularité de Samaëlle : elle est capable de lire en vous vos émotions, comme elle lirait son grimoire, avec autant de facilité. Au contraire d'Ossian, elle n'est pas en mesure d'influencer l'humeur de son interlocuteur, mais dans son domaine, elle est redoutable. Vexée, je reste silencieuse, prête à engager le duel avec mon mentor. « Qu'est-ce qui t'es arrivé, Phèdre ? » Visiblement, elle ne semble pas vouloir ouvrir les hostilités, même si nous savons l'une et l'autre que cela arrivera forcément. J'ai beaucoup aimé Samaëlle, et le fait d'avoir vécu près de dix ans avec elle m'a fait la considérer comme une seconde mère. La mort de mes deux parents, 4 ans plus tôt, avait achevé de placer Samaëlle comme mère officielle. Néanmoins, nos rencontres restaient toujours explosives. Aujourd'hui, je n'avais pas la force de mener une bataille, et Sam semblait avoir user de son don pour deviner en partie ce qui m'amenait chez elle. « J'ai retrouvé le rituel dont tu m'avais parlé il y a quelques années. » Je n'en dis pas plus pour l'instant, la laissant intégrer l'information. Elle connait ce rituel, sait ce qu'il implique, et me connait suffisamment bien pour savoir que je l'ai déjà utilisé, sans attendre son avis ou son aide. « Et ? Tu es encore vivante, mais ça n'a l'air de tenir que par un fil... » Je serre les dents. Evidemment, mon aura sombre devait se montrer particulièrement affaiblie par l'expérience d'hier soir. Je baisse le nez, fixe mes chaussures neuves. J'ai été contrainte de prendre une douche dans un accueil pour sans-abri pour me débarrasser du sang qui m'inondait, après avoir acheter des vêtements neufs. Sans cela, je me serais présentée dans un bien triste état à Samaëlle. Pire encore que celui que je lui offrais maintenant. « J'ai échoué. Ça n'a pas marché, et... » Ma gorge se serre, m'obligeant à m'interrompre. J'ai été tellement stupide, tellement entêtée... Exactement comme lorsque j'étais enfant. Je n'apprends jamais de mes erreurs, semble-t-il. Si j'avais su, jamais je n'aurais osé préparer ce rituel. Je prends une forte inspiration. « ...et je crois que j'étais enceinte. J'ai perdu le bébé d'Ossian. » Le simple fait de le dire à haute voix me donne envie de vomir, de pleurer toute l'eau de mon corps, jusqu'à devenir un cadavre asséché, parfait miroir de mon cœur dénué de sentiments. J'aime Ossian, je l'ai su à l'instant même où je l'ai vu dans cette forêt. Mais je n'imaginais pas que mon désir de me changer moi-même me conduirait à détruire ce qu'il y avait entre nous deux. Jamais il n'acceptera de me revoir en apprenant ce qu'il s'est passé. Samaëlle s'approche doucement et passe un bras autour de mes épaules. « On va d'abord s'occuper de te remettre sur pied, et on préviendra Ossian plus tard. » Je grimace. Je ne sais pas si je voudrais l'avoir avec moi maintenant, ou si je préfère le tenir éloigné de tout cela tant que je n'ai pas pris la pleine mesure des conséquences de mes actes. Délicatement, Samaëlle me fait entrer dans le salon, m'installe sur un canapé et s'assoie à côté de moi. Je me tourne vers elle, et soudain, j'ai dix ans. « Tu veux bien appeler Hyacinthe ? J'ai besoin de lui... » Compréhensive, la sorcière hoche la tête et se lève, me laissant seule pour aller téléphoner à mon frère jumeau, que je n'ai pas revu depuis l'enterrement de papa et de maman. Avec un soupir, je promène mon regard sur la pièce, à la recherche de papier et d'un stylo. Je finis par trouver ce que je cherche sur le bureau, et me lève pour récupérer de quoi écrire. Je prends un livre comme support et retourne prendre place sur le canapé. Là, j'entame une lettre pour Ossian, que je n'expédierais sans doute jamais. Je ne sais même pas si je reviendrais un jour.

Septembre 2015, Shreveport, Etats-Unis