Personne n'avait osé trop approcher des ruines de la demeure embrasée. Personne n'était là pour entendre les cris d'agonie de la femme ensevelie, servante de l'Elément qui aura causé la perte de son univers entier tout en lui permettant une survie modérée. Mais à quel prix ? Était-ce véritablement utile de survivre un cataclysme pareil si le seul réconfort qu'il restait subsistait sous la forme d'une indicible souffrance? Nul n'était là pour aider cette femme à s'extirper des décombres, pour scanner les débris à la recherche de quoi que ce soit de vivant: l'ancienne demeure gagnait déjà une réputation de site hanté, et la population superstitieuse n'avait en aucun cas envie de se frotter aux esprits d'une famille ayant succombé dans la douleur. Nulle âme n'était présente pour s'apercevoir de la silhouette qui se traînait avec peine sept heures après la destruction de la demeure, aucun n'était présent pour l'entendre gémir et souffrir, sa peau embrasée et rougie par les flammes et le combat étirant dans un supplice qui manquait à chaque mouvement de provoquer son inconscience. Ce qui la poussait à continuer? Elle aurait bien été incapable de le préciser mais une détermination sans faille la poussait à avancer toujours plus loin, à quitter les cendres pour se réfugier dans un bosquet tout proche, attendant la tombée de la nuit pour voir pleurer les nuages noirs qui s'était amoncelés au cours de l'après-midi. Elle était faible, incapable de trop se mouvoir, de crier pour appeler à l'aide et les seuls sons qui s'échappèrent n'eurent autre forme que celle des hurlements de douleur qui la secouaient lorsque la tendresse des plaies se faisait trop insupportable.

Le voisinage croyait déjà au courroux d'un spectre particulièrement hargneux: après tout, mère et fille avaient beau avoir passé le plus clair de leur temps dans le pays dernièrement, leur arrivée dans ce petit village n'était jamais que trop récent. Pas assez pour nouer un quelconque lien avec personne, jamais trop court pour ne pas avoir de voisins s'inquiétant de ne pas vous revoir. La seule absence qui inquiétait Illeana, en cet instant précis, était celle de sa fille: si Thaliana ne s'était pas présentée pour l'aider à s'extirper de l'enfer, c'est qu'elle y avait probablement succombé à son tour; il était impossible pour elle d'imaginer que sa fille soit venue et l'ai laissée à sa souffrance et les heures s'étaient écoulées depuis bien trop longtemps pour que la jeune femme soit encore et toujours au marché local pour acheter quelques vivres. Si au moins elle avait pu se dire que son enfant vivait toujours... Mais un tel luxe ne lui était pas accordé, on ne lui permettait qu'un doute perpétuel qui la rongerait si d'aventures elle venait à survivre à ces plaies. La grecque était passée maître dans le contrôle de son élément et elle se retrouvait dans un état pitoyable actuellement: assurément, la jeune Thaly -encore apprentie en la matière- ne devait pas avoir tenu l'ombre d'une chance face aux langues de feu qui avaient si terriblement meurtri sa mère.

« Thalian..a »

C'est au son du prénom de sa fille qu'elle succomba à la douleur, au moins pour un petit temps. Un répit inéluctable pourtant interrompu par la morsure de ses nerfs enflammés. Et pourtant... La nuit qui allait suivre lui ferait bien assez rapidement comprendre que tout ce qu'elle avait enduré là n'était rien comparé à ce qu'il y avait à venir. Combien de temps s'était écoulé depuis l'agression ? Un jour ? Deux ? Une semaine ? Illeana perdait la notion du temps au même titre que s'alignaient les couchers et les levers de soleil; la faim la tiraillait, la soif se faisait plus clémente même si l'eau de pluie n'était évidemment pas idéale, elle était faible, dormait à peine et démontrait de plus en plus les symptômes d'une fièvre ravageuse. Le changement ne s'opéra pas à la première nuit suivant le sinistre, mais plutôt deux jours après, lorsque la lune était haut dans le ciel et qu'une Illeana délirante souffrait du mal qui la rongeait doucement. Sa première nuit, elle ne s'en souvient pas exactement: l'humaine aura laissé la place à l'animal dans un concert de cris et de hurlements à faire pâlir le concert de douleur qui avait succédé à son extraction des décombres, et aujourd'hui encore elle compare la souffrance encourue au fait d'être touchée de partout par des lames chauffées à blanc. La douleur était telle qu'elle avait perdu conscience à plusieurs reprises, réveillée inlassablement par la bête qui ne demandait qu'à sortir, ennuyée par la faiblesse de cette mortelle qui n'était jamais que son pantin alors que la chair disparaissait, que la fourrure poussait et que la silhouette entière de l'humaine prenait une apparence nettement plus féline. Les os craquèrent, s'étirèrent, les muscles brûlèrent juste un peu plus à la plus grande souffrance de la victime impuissante. Cette nuit là, Illeana rassasia sa faim. La folie meurtrière induite par la douleur causée par ses blessures et le besoin de se sustenter mena l'animal vers des environnements habités où la première proie qui sombra sous les griffes du fauve n'était autre que l'homme qui avait l'habitude de vendre diverses ingrédients au duo qu'elle formait avec sa fille. Au réveil, plus loin dans la forêt, elle se retrouvait grelottante, choquée, traumatisée assez pour passer son temps à ressasser ce qu'elle avait fait mais raisonnable assez pour ne pas rester alentours au risque de voir le village organiser une battue pour éliminer l'animal qui avait fait ravage. Il lui fallait disparaître si elle désirait la moindre chance de survivre. Vêtue de guenilles volées dans l'arrière cours d'une petite ferme isolée, elle s'avança dans la jungle, plus déterminée que jamais de laisser la nature effacer ses traces et le monde entier l'engloutir...

Il fallait qu'elle parte...

A vivre en marge de la civilisation classique, on vient à en perdre la notion du temps. Combien de mois s'étaient écoulés depuis le jour où elle aura décidé de fuir l'Extrême Orient ? Plus d'un an, assurément, si on considérait qu'elle avait déjà vu une succession entière de saisons défiler. Elle qui était si renommée, populaire dans sa spécialisation professionnelle, voix que bien des jeunes apprentis adoraient écouter, elle avait chuté à un stade qui n'était plus réellement elle. Sa condition la dégoûtait, et le fait d'être impuissante lorsque la bête reprenait le dessus et s'amusait à traquer toute et n'importe quelle proie l’enrageait. Ou en tout cas, les sept premiers mois, lorsque la souffrance causée par la chair à peine cicatrisée qui tirait lors des métamorphoses la rendait folle de douleur. Mais les plaies ont guéris, la peau s'est fait plus ferme, et sa résistance à la moindre blessure se faisait étonnamment plus renforcée: le sang animal, probablement. Elle n'était pas invincible, mais elle découvrait qu'elle avait à panser ses plaies moins longtemps qu'auparavant pour que ça ne soit plus qu'un mauvais souvenir. Mais il n'empêchait qu'elle supportait mal sa condition, rappel perpétuel de la créature qui lui aura arrachée à sa vie, et qui lui aura enlevé sa fille. Elle aurait pu jurer avoir éliminer la créature avant que Thaliana ne rentre, mais le fait que la jeune femme n'était pas trouvable ne laissait qu'une éventualité possible à l'esprit d'Illeana, même si son coeur de mère battait toujours pour l'enfant qui, du plus profond d'elle même, elle percevait vivre quelque part, sans trop savoir où. L'instinct maternel était une force à lui seul et si elle avait pu seulement se montrer plus rationnelle, elle aurait écouté ce qu'il avait à lui dire. En attendant, elle parcourait le monde comme par le passé, découvrant des bourgs dont personne n'entends jamais parler, vivant comme elle le pouvait tout en faisant en sorte de ne pas être remarquée par la population locale dans l'éventualité d'une attaque par un animal sauvage. Elle se trouvait des petits boulots de plus en plus réguliers, de plus en plus importants, marqueurs éventuels de son évolution de femme victime à celle qui reprenait sa revanche sur son passé, croissant en assurance et en férocité. Elle vint à travailler pour une compagnie d'assurances spécialisée dans la couverture d’œuvres d'art montrées en musés: sa détermination et sa fougue pour retrouver les coupables n'avaient pas son pareil, même si le fait d'avoir eu quelques grands noms du métier en pisser de peur laissait à demander ce qu'elle pouvait bien leur faire une fois qu'elle leur remettait la main dessus. Pendant quelques semaines, ses pérégrinations la menèrent à Londres, où elle s'installa le temps d'évaluer juste à quel point il était risqué d'être métamorphe dans une métropole pareille: ce n'était pas comme dans le maquis en France, où il n'y avait pas exactement de difficulté à se dissimuler du monde. Elle comprit bien tôt qu'il lui fallait disparaître et porta sa lettre de démission à un patron estomaquée du culot qu'elle avait de quitter une compagnie si prestigieuse. Mais le coeur de la jeune femme l'appelait ailleurs, et l'animal rêvait d'espaces immenses et de terrains de chasse sur lesquels il ne risquerait pas d'être abattu par la fourrière ou écrasé par une voiture.

Une fois encore, le voyage ne fut pas de tout repos, et il lui fallu calculer et s'assurer qu'aucune lune ne viendrait à déranger la traversée de l'Atlantique en direction de la terre promise pour tant de gens. Autant elle aurait pu choisir un vol direct, autant le choix de descendre à la Nouvelles Orléans appelait à de nouveaux stratagèmes. Son argent, sécurisé enfin, restait bien calmement en banque alors qu'elle se contentait de voyager léger. Très légers, à dire vrai. Elle ne comprenait pas cette pulsion qui l'attirait en Louisiane, et la méfiance de l'animal déborda sur celui de la jeune femme, expliquant à bien des niveaux pourquoi elle refusait d'affronter l'inconnu directement mais préférant plutôt rester à couvert, observant, tapie dans l'ombre comme un prédateur attendant de choisir sa proie. Une telle vie n'était pas simple et les transformations n'étaient pas plus aisées pour autant, mais à avoir failli mourir sous les crocs d'un tigre et brûlée dans les bris de son ancienne demeure, un scepticisme à tout épreuve vient à se former. Une méfiance naturelle, on n'apprends à ne faire confiance qu'à soi-même. Et le fait qu'elle avait parfois des visions de sa fille, riant aux éclats ou alors se promenant à quelques pas d'elle comme si elle ne pouvait la voir ne faisait que conforter sa certitude de ne pas interférer tant qu'elle n'aura pas mis ses idées en place. Tant qu'elle ne saurait pas dans quel pétrin elle irait se fourrer, tant qu'elle ignorerait quand sa sanité allait se décider à revenir. Le temps de l'innocence et de l'apprentissage de la jeune femme n'était plus, cette époque était révolue depuis longtemps.

Une nouvelle ère s'annonçait...