Un verre se brisa, et quelque part dans la maison, le temps semblait brusquement s’arrêter. Retenant sa respiration, une main tenant fermement le meuble afin de se soutenir, la Douce gardait les yeux fermés, comme coupée d’un monde qui n’était plus sien. Ignorant les cris de sa mère juste à côté, exigeant qu’elle cesse immédiatement son jeu morbide. Insensible à son père qui l’avait soudainement empoignée pour la secouer, dans le seul but de la réveiller d’un sommeil qui n’en était pas un. Incapable de prendre le dessus, incapable de maîtriser les vagues d’émotions qui envahissaient son esprit, la jeune enfant semblait plus vulnérable que jamais en cet instant, sa fragilité apparente accentuée par la peur qui déformait les traits de son si doux visage. Trop jeune pour endurer ce genre de chose, trop sensible pour espérer s’en sortir indemne, son destin semblait déjà scellé d’avance, alors qu’elle n’était âgée que de douze ans. Un homme qui était l’invité de ses parents pour la soirée, et sa colère dévastatrice avait alors envahit toute la pièce. Son besoin de vengeance qui appelait le sang, lui qui était pourtant si détruit au plus profond de lui. Une soudaine violence capable de déchirer le cœur le plus froid, telles étaient le genre de sensations qui troubleraient à jamais l’esprit de la fillette. Un simple visiteur, et l’enfer s’ouvrait sous ses pieds, balayant son innocence sur son passage. Il en était ainsi depuis seulement quelques mois, et pourtant, aussi loin qu’elle puisse s’en souvenir, elle n’avait jamais été considérée comme normale. A un tel point que petite déjà, la présence d’une personne pouvait la troubler. Mais c’était alors trop flou, ses explications étaient trop brouillées, si bien qu’il lui était difficile de comprendre réellement le sens de tout cela. Elle avait fini par mettre tout cela sur le compte de son imagination débordante. Cela avait pourtant pris toute leur ampleur il y avait à peine quelques années de cela, et la vérité avait eu l’effet d’une bombe. Médium, voilà ce qu’elle était. Un don bénit des cieux pour certains, et apportant la malédiction pour les autres. Et dans le cas de sa famille, Emily ne pouvait qu’être possédée par Satan, ou avoir été maudite. Charly Fleming y croyait dur comme fer, lui qui ne jurait que par sa religion. N’ayant qu’un seul et unique Dieu, il lui vouait un culte sans faille, accordant bien plus d’importance aux paroles de la Bible qu’aucun homme n’était capable de le faire. Une foi aveugle, tant il lui était impossible de douter de la parole divine. Une foi déraisonnable, tant il avait abandonné depuis longtemps déjà son propre libre arbitre. Mais surtout, une foi égoïste, tant il entrainait tout le monde dans son sillage, ne se souciant guère de ce que pouvait penser sa femme à ce sujet, ou même ce qu’il pouvait causer comme dégât. Alors pour lui, il n’y avait pas de doute possible, ce don était la marque du Diable, et il ne pouvait le tolérer dans sa demeure. Et s’il ne pouvait la mettre dehors, unique détail contre lequel sa femme osait s’interposer, il lui était physique impossible d’aimer cette enfant, qui ne pouvait être sienne, si bien qu’il se surprenait parfois à compter le temps qu’il lui restait avant de la voir partir.

Mais l’outrage suprême avait été commis lorsque la jeune femme avait révélé un don bien particulier quelques semaines auparavant : l’empathie. Une provocation de plus et probablement celle de trop ; car même Charly n’était plus à l’abri. Comment haïr une enfant sans craindre ses représailles alors qu’elle pouvait savoir ce qu’il cachait au plus profond de lui ? Ce n’était tout pas possible. Il n’y avait rien de plus dangereux chez l’homme que l’ignorance, car elle conduisait à des actes irréfléchis, et des plus violents. Charly ne faisait pas exception à la règle. Il avait beau être bien plus cultivé que la plupart des autres hommes, il avait beau avoir une intelligence rare – cette même intelligence que l’on pouvait retrouver chez l’enfant -, il devenait ignorant et stupide devant ce qu’il ne connaissait pas, se réfugiant derrière la protection de la religion. Qu’il était ainsi facile de justifier ses actes et ses paroles cruels, au nom d’un Dieu qu’il vénérait. Dieu qu’il la haïssait, cette enfant aux yeux d’un bleu impressionnant, et qui pourtant, lui ressemblait tant. Elle avait pris la douceur de sa mère, mais ces traits étaient les siens, il ne pouvait le nier. Et pour cela, il la détestait encore plus, si c’était possible. La secouant davantage, risquant par la même occasion de lui briser les os, il ne cherchait uniquement qu’à la sortir de sa transe, ne se préoccupant guère des hématomes qu’il lui laisserait plus tard. Ce n’était qu’une question de secondes, et aussi vite que cela avait commencé, la tendre enfant cligna des yeux, une lueur effrayée traversant ses pupilles comme elle parvenait enfin à détourner son regard de l’homme debout devant elle, pour le poser sur son père.

« Je suis désolée. »

Une voix douce et chantante, mais si faible que son chuchotement était à peine audible. Emily savait parfaitement ce qu’elle risquait lorsqu’elle faisait ainsi étalage de sa différence.

« Je t’ai pourtant interdit de pratiquer ce genre de chose dans ma maison ! » scanda Charly sur un ton haineux, soulignant chaque mot en la secouant un peu plus.
« Je suis désolée. » répéta-t-elle, grimaçant quelque peu.

La dévisageant quelques secondes, il finit par la repousser, le dégout s’affichant sur ses traits devenus si froid. S’il pouvait, il était fort à parier qu’il la tuerait de ses propres mains, dans le seul but d’expier le démon qui semblait l’habiter. Il était dans l’incapacité de comprendre, lui qui déjà reprochait à sa femme de souffrir du même mal. Et dans sa bouche, médium résonnait rapidement comme une insulte dévalorisante comme pour beaucoup de monde, si bien qu’Ana avait appris à se passer de ses pouvoirs. Chose que sa propre famille ne parvenait à comprendre, mais il était dit que l’amour rend capable de bien des sacrifices. Posant le regard sur sa fille, son expression affichait un savant mélange de dégout et de douleur. Car elle était mieux placé que personne pour comprendre la situation, mais cela, elle préfèrerait mourir que de l’avouer. Ana arrivait à les duper, tous autant qu’ils étaient, et ce depuis des années. Tous, sauf elle, cet enfant dont la vérité brillait au fond de ses pupilles azur, possédant le don de voir ce qu’elle cachait au plus profond de son âme. Et si ce pouvoir était capricieux, il y avait certaines choses qui ne pouvaient lui échapper. Des larmes commençaient à perler dans les yeux de l’ange, mais aucun mot ne paraissait vouloir franchir ses lèvres fines. Il en était ainsi depuis quelques temps, elle qui était si rayonnante, et qui d’ordinaire, respirait la joie de vivre, semblait se réfugier dans un mutisme rassurant. Douce illusion qui la berçait, et celle qui pouvait déterminer ce que le destin leur réservait, n’était pourtant pas capable de voir que c’était sans doute ce qui la détruirait. Et avec l’espoir que possédaient ceux de son âge, la tendre enfant planta son regard dans celui de sa mère, ne souhaitant obtenir qu’un peu de soutien.

« Je t’ai déjà dit d’oublier tout ça » répondit-elle d’un ton cassant à la question silencieuse de la fillette. « Tu peux devenir normal, il suffit que tu le veuilles. »
« Comme toi, c’est cela ? »

Des paroles pleines d’assurance, contrastant grandement avec son air et son comportement. Si jeune, et pourtant, Emily ne mâchait jamais ses mots, allant droit au but. Si sa franchise pouvait parfois déplaire, cela la rendant d’autant plus honnête, comme elle était incapable de mentir.

« Ne parles pas de ce que tu ne connais pas. Tu ne peux pas comprendre. »
« Je ne suis pas comme toi, cela fait parti de moi, et cela fait parti de toi aussi. »

L’ange n’avait pas fini sa phrase, que déjà, la claque atteignit sa joue, laissant une marque cuisante, comme sa mère sortait de la pièce. C’était la limite à ne pas franchir, tant la honte était constamment présente dans l’esprit de sa mère. Un sentiment qu’elle ne pouvait comprendre, ni même accepter. Se laissant glisser au sol, épuisée et brisée, Emily resta immobile, le regard perdu dans le vide. Elle y passerait sûrement des heures, attendant que ses parents finissent par s’endormir pour rejoindre sa chambre. Enfant damnée, dont la lumière semblait s’éloigner jour après jour.

Shreveport. Une ville qui lui offrait autant de promesses que de désillusions, si cela était possible. C’était pourtant un endroit comme un autre, pour lequel elle n’avait aucune attache, ni même aucun repère. Son sac à dos sur l’épaule, elle descendit rapidement du bus et s’arrêta un instant pour observer la façade qui s’élevait devant elle. Le Hardware Roadhouse, du nom qu’elle pouvait lire malgré les lettres usagées, n’avait rien de bien accueillant. Elle était pratiquement sûre de s’attirer des problèmes en entrant, mais elle était tellement frigorifiée et affamée, que cela ne l’arrêta pas. Elle avait dépensé pratiquement tout son argent pour venir jusqu’ici, n’ayant planifié tout cela suffisamment à l’avance. Mais sa fuite lui était apparue comme étant son unique solution afin de non seulement sauver sa santé mentale, mais également espérer un jour pouvoir mener une vie normale. Elle rêvait d’aller à l’école de médecine, de pouvoir enfin assouvir cette soif de connaissances qui n’avait de cesse. Son père, cet homme qu’elle avait vu se transformer au fil des années en un autre, cet homme qui lui avait donné la vie et qui se haïssait autant qu’il la détestait pour cela. Il n’avait jamais dépassé le stade des menaces et de quelques brutalités mineures envers elle, aussi surprenant que cela puisse paraitre. Mais elle avait fini par comprendre avec le temps qu’il était davantage effrayé par ses capacités, qu’il ne souhaitait la détruire. Cela aurait pu continuer comme cela pendant longtemps, si ses pouvoirs n’avaient eu de cesse de progresser. Emily s’entrainait, encore et encore alors qu’elle partait marcher dans la foule, enfant innocente qui savait se fondre dans la masse sans attirer l’attention. Elle voyait en ce don sa seule chance d’être différente, et peut être d’accomplir un jour quelque chose. Un rêve de fillette auquel elle ne pouvait plus se permettre de croire. Car Charly avait fini par dépasser sa peur, et commettre l’irréparable quelques jours plus tôt.

L’adolescente n’avait jamais laissé les paroles de son père l’atteindre, dans une certaine mesure. Elle était parvenue à les contourner pour s’en faire une carapace afin de se protéger du monde extérieur. Malgré ses pleurs, malgré ses cauchemars, elle n’avait fait que renforcer son caractère, s’endurcissant au fil du temps et parvenant à se construire ses rêves et ses ambitions. A un tel point que cela avait fini par devenir son seul but, sa propre lumière au bout du tunnel qui la guidait jour après jour. Jusqu’à ce qu’il perde complètement le contrôle de lui-même, et la batte au point de la laisser pratiquement inconsciente sur le sol. Emily n’avait rien pu faire, recevant coup après coup sous le regard de sa mère qui ne voulait l’aider, et qui avait fini par lui tourner le dos pour échapper à son regard suppliant. Elle pouvait encore entendre les cris qu’elle avait poussés, le suppliant de s’arrêter sans que cela ne change quoi que ce soit. Mais la douce n’avait jamais été le genre de personne à se laisser briser, malgré tous les gestes tendres qu’elle pouvait avoir, malgré son côté si altruiste qui la faisait tendre la main vers des inconnus qui en avaient besoin. Elle avait attendu de se remettre suffisamment, avant de s’enfuir au milieu de la nuit, devenant une ombre parmi tant d’autres et disparaissant à jamais.

Elle n’avait que dix sept ans, mais n’ayant toujours compté que sur elle-même, elle avait toujours été très débrouillarde. La jeune femme était parvenue à prendre le premier bus qui passait et qui l’avait conduite aussi loin qu’elle en avait eu l’argent ; Shreveport. Jusqu’à se retrouver devant l’entrée de ce bar à l’allure suspecte. Prenant une profonde inspiration, elle poussa pourtant la porte, accueillant avec soulagement la chaleur qui l’envahit aussitôt. Elle aurait presque pu en pleurer, si les clients qui se retournèrent vers elle n’avaient pas l’air si effrayants. Rivant son regard au sol, c’est d’un pas mal assuré qu’elle avança vers le comptoir, s’asseyant sur le premier tabouret vide qui lui apparut.

« Je ne sers pas d’alcool aux mineurs, va voir ailleurs petite. »

La voix bourrue la fit sursauter, et l’espace d’un instant, l’adolescente fut prête à rebrousser chemin. Mais plus rien ne l’attendait. Plantant son regard azur dans celui du propriétaire, elle fut la première surprise lorsque sa voix raisonna beaucoup plus sûre qu’elle ne se sentait réellement.

« Je veux juste manger un peu. N’importe quoi tant que ça réchauffe. »
« Quel âge as-tu ? »
« Dix huit ans. »

Un mensonge éhonté, que l’homme ne sembla pas avaler. Pourtant, un fin sourire se dessina sur ses lèvres, lui jetant un regard curieux.

« Et tu as de quoi payer ? »
« Bien sûr. »

Etalant maladroitement la monnaie devant elle, Emily poussa un léger soupir lorsqu’elle réalisa qu’il lui restait beaucoup moins que prévu. Le propriétaire dut arriver à la même conclusion, car seul son rire lui répondit pendant quelques instants.

« Tu as du cran petite, mais je suppose que tu n’es pas d’ici. Ecoutes, tu m’as l’air d’une brave petite, on va faire un marché toi et moi. Tu n’as certainement pas l’âge de passer derrière le bar. Tu bosses pour moi, à la plonge, et je t’offre le couvert et peut être même un salaire si tu fais bien ton boulot. Si tu es réglo, je le serai aussi. Marché conclu ? »

Et tandis qu’elle acquiesçait en signe d’acceptation, Emily se surprit à recommencer à rêver. Peut être que tout n’était pas perdu, au final.

Fatiguée, c’était ce qu’elle ressentait au fond d’elle-même, si bien qu’elle pouvait sentir son sang se glacer tandis que des frissons parcouraient sa peau laiteuse, allant avec les sanglots qu’elle tentait d’étouffer. Elle l’avait aimé, l’aimait même encore, et il était parti sans même se retourner. Il était devenu son monde en si peu de temps, mais plus important encore, il était son rock, lui dont elle ne pouvait entendre les émotions, dont les tourments n’étaient pas un fardeau qu’elle devait porter sur ses épaules délicates et pourtant si solides. Emily avait accueilli avec soulagement le calme qu’il était capable de lui apporter, elle qui faisait ses études de médecine et qui pratiquait à l’hôpital. Il s’agissait sans doute là de l’endroit le plus difficile pour elle, tant la souffrance était partout et finissait par lui donner l’impression de s’infiltrer dans sa peau. Alors elle avait fait de ce que lui offrait son compagnon son refuge, sans chercher à comprendre comment c’était possible. Personne n’aurait pu être capable d’échapper à son don empathie ou tout au moins, pas naturellement. Mais l’amour qu’elle lui portait était une raison suffisante pour baisser sa garde, lui permettant de regarder ailleurs, pauvre enfant innocente qu’elle était, et dans sa naïveté elle n’avait cherché plus loin. Mais l’homme qui avait partagé sa vie pendant pratiquement un an n’était autre qu’un sorcier, ayant réussi à lui fermer son esprit avec un sort pour qu’il ne découvre qui il était réellement.

Une erreur comme une autre, et pourtant, alors qu’elle regardait le jeune homme ténébreux qui venait d’apparaitre devant elle, elle comprit que cette erreur lui serait fatale. Il avait pour emblème la mort elle-même, et la portait à bout de bras comme si elle était sienne, le corps d’un homme pendant négligemment comme un trophée. Un vampire qui venait de lui sauver la vie, lui avait-il annoncé, l’ironie de la situation la faisant légèrement sourire. Passant une main tremblante sur ses joues pour effacer ses larmes, Emily se tenait droite face à son destin, le calme envahissant peu à peu son être. Ses yeux azurs rivés dans ceux du vampire, elle contemplait les traits agréables de son visage, n’interrompant pas son geste étrangement tendre envers elle, comme il repoussait ses cheveux pour dégager son épaule. Et brusquement, il n’était plus seulement un vampire qui s’apprêtait à la tuer, pas plus qu’elle était encore dans cette rue sordide. Une partie d’elle-même savait qu’elle aurait du se débattre, profitant du fait de ne pas être hypnotisée pour n’importe quoi, mais quelque chose. Et pourtant elle resta là, à sa merci, une proie facile parmi tant d’autres. Les crocs du vampire s’enfoncèrent dans sa chair tendre, sans qu’elle n’en sente la morsure, bien trop submergée par tous les sentiments qui affluaient dans son âme. Tant d’émotions, tant de contractions, tant de douleur qu’elle n’arrivait à y faire face, lui donnant la désagréable impression de se noyer dans un océan infini.

Et aussi soudainement que cela avait commencé, leur lien fut brisé, le vampire tombant à terre et la laissant interdite. Sa respiration se faisait haletante, tandis qu’elle cherchait à regagner son souffle et le contrôle de ses pensées. Il fallait toujours un temps à la jeune médium pour parvenir à reprendre la maîtrise d’elle-même, à séparer ce qu’elle avait ressenti avec ce qui lui appartenait. Mais cette fois-ci, tout avait été tellement intense, tellement puissant qu’elle était bien plus déboussolée qu’elle n’aurait du. Emily fit alors le geste le plus stupide qui soit, tendant la main vers le vampire au lieu de profiter de sa retraire pour s’enfuir. Un geste qu’elle ne pourrait expliquer, mais qui avait été plus fort qu’elle ; un signe pour lui proposer son aide sans prononcer un mot, elle qui portait comme emblème la rédemption. L’espoir de pouvoir confier sa douleur, la possibilité de partager le poids du passé qui n’avait cesse de hanter tout un chacun. Le regard menaçant du vampire ténébreux l’arrêta cependant, la faisant reprendre brutalement ses esprits. Et sans un mot de plus, la jeune femme s’enfuit, se fondant dans la nuit.

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