Je n'ai pas quatre-vingts ans, et je ne suis pas dans une maison de retraite où j'attends toute la journée de pourrir un peu plus. Je n'ai que vingt-deux ans et, parait-il, ce n'est pas l'heure des bilans. L'heure du bilan, c'est celle où on sent la mort venir, où la faucheuse murmure à notre oreille qu'il est temps de regarder ce qu'on a fait, de peser dans la balance le bien et le mal, et de préparer sa défense pour le procès qui aura lieu au purgatoire. On peut croire que la faucheuse ne viendra qu'au terme de cette vie bien remplie, où on aura choisi tour à tour le mal ou le bien, mais moi je peux vous le dire, la faucheuse n'attends pas. Ou plutôt si, elle vous attends à chaque instant, au coin de votre vie, se frottant les mains de chaque danger qu'elle jette sur votre chemin, et qui pourrait vous jeter hors du monde. Pourtant, elle a eu beau se cacher à chaque instant de ma vie, je ne la crains pas. Je l'ai battue, à chaque fois, et j'espère le faire encore longtemps. Et cela, je le fais surement parce que j'ai peur du jour de mon procès, celui où les histoires de bien et de mal triompheront, où l'on me jugera mauvais, et me jettera dans la fosse aux lions.
Mais moi, toutes ces choses religieuses, tout ce bien et tout ce mal, je n'y ai jamais cru. Ce ne sont que des histoires qu'on raconte le dimanche matin à la messe. Dans le fond, je pense que nous ne sommes que des hommes, et non pas des dieux, ceux qui ont gouté à l'arbre de la connaissance du bien et du mal, que nous ne pouvons juger de ce qui est bien, de ce qui est mal. Le péché originel, l'arbre de la connaissance ? Balivernes. Mais les histoires de religion, ce n'est vraiment pas mon truc. Ma famille n'a jamais été très portée sur Dieu et le christianisme. On a toujours plutôt eu plus ou moins notre propre religion, celle des sorciers, qui repose sur la nature. Mais celle-là non plus je ne la pratique pas vraiment. Vraiment les religions, je n'y arrive pas. Je préfère agir, plutôt que de perdre mon temps à croire.
Peut-être que je ne crois pas à toutes ces choses magiques uniquement parce que l'injustice m'a trop frappée. Que faisait Dieu, que faisait Mère nature le jour où ma famille a été massacrée ? Peut-être qu'ils couchaient ensemble tiens. Ils ont dû bien s'amuser. Mais je ne vais pas me morfondre, ce jour est derrière moi, et ce, même si j'y pense souvent. Quand je me remémore le jour où je suis devenu orphelin, où je suis mort peut-être, et où j'ai échappé à la grande faucheuse, je me rappelle ces étranges sensations qui me font encore frissonner. Le pressentiment d'abord, que quelque chose de mal allait arriver, la peur, puis l'effroi, la colère, la folie, et enfin la solitude dans les bois. Et la haine, qui depuis ce jour et jusqu'à aujourd'hui, a grandi.
Pourquoi je raconte tout ça ? Je ne sais plus. Je fais une sorte de bilan, finalement. J'écris mon autobiographie, et ça fait tellement pédant. Mais voyons, jeter un regard rétrospectif sur sa vie, c'est ce qu'on fait presque à chaque instant, afin de comprendre qui on est, ce qu'on fait, et de décider ce qu'on va faire. Alors je le fais, avec mes gros mots et mon soupçon d'égocentrisme. J'en ai besoin aujourd'hui, mais je ne sais même pas pourquoi. Je me pose trop de questions surement, je pense trop, à force d'avoir été solitaire, et de n'avoir eu pour interlocuteur qu'un oncle un peu étrange, et des esprits venus de l'au-delà qui passaient dans le coin. Alors je m'invente un interlocuteur, un ami imaginaire qui m'écouterait, et me dirait toujours quoi faire. Il ne me répondra surement rien, mais je peux toujours essayer.
Je pourrais lui parler de chaussettes. Après tout, c'est génial les chaussettes, ça tient chaud, et ça permet de ne pas se salir les pieds. Non franchement, les chaussettes, c'est la meilleure invention du monde. Mais est-ce que ma passion pour els chaussettes dit quelque chose de moi ? Surement, dirait un certain Sigmund Freud, mais je n'ai pas trop envie que celui-ci vienne fourrer son nez dans mes affaires. Il ne verrait que du sexe, un complexe d'Oedipe mal résolu, et une folle envie de faire l'amour à ma mère. C'est un peu réducteur, j'avoue. Mais on peut quand même faire cette non-thérapie un peu mieux que ça. Voici pourquoi les chaussettes sont un sujet parfait. Même si on tourne très vite en rond.
On n'avance vraiment pas dans cette fausse thérapie. Je dis des choses sans les expliquer, je ne m'aide même pas. Je ne dis même pas pourquoi je fais ça. C'est surement pour m'exorciser de mes démons, de toutes les mauvaises choses qui sont passées dans ma vie. Mais s'exorciser c'est quand même le comble pour quelqu'un qui aime invoquer des démons. Si je voulais faire ça dans les règles de l'art, je devrais cesser d'utiliser ce qu'on appelle la magie noire, alors que de mon point de vue, la magie n'a pas plus de couleur que l'argent n'a d'odeur. Mais je n'ai aps envie de m'exorciser de cette façon. Je n'ai même pas envie de m'exorciser, si cela signifie perdre tout ce que j'ai fait. Pour avoir besoin de m'exorciser, il faudrait déjà que je souffre. Et je ne crois pas que ce soit de la magie et des démons qui me sont passés sur le corps, où ils m'ont laissé des marques, que je souffre.
C'est plutôt de ce jour, de la scène matrice de ma vie, que je souffre. Ce jour que depuis le début je me refuse à raconter. N'y allons pas par quatre chemins, cette fois-ci. Ma famille a été massacrée, et encore aujourd'hui je ne suis pas sûr de l'identité des coupables. J'ai longtemps cru que c'était moi. Je me souviens d'avoir crié, et le don étrange que la nature m'a donné, cette étrange pouvoir d'empathie, qui fait que je rends fous les gens qui m'entourent. J'ai rendu ma famille folle, et ils se sont entretués. Je n'ai pas osé le dire au services sociaux, mais j'en portais la culpabilité. Mais maintenant, je ne suis plus sûr d'avoir été cet être abject, ce monstre capable de massacrer sa propre famille. Je me suis souvenu des hommes étranges, bien plus étranges et plus fous que moi, qui sont entrés dans la maison ce jour-là. Je me suis caché derrière la culpabilité pour ne pas les voir, pour ne pas voir l'injustice. L'esprit de ma mère, croisé dans le vieux manoir de Shreveport où j'ai grandi par la suite, me l'a dit, c'était bien des vampires qui les ont massacrés. Pourquoi, je ne l'ai jamais su. Pour rien, si ça se trouve. Pour leur simple plaisir de massacrer une famille de sorciers. Je ne saurais jamais. Je ne saurais jamais non plus comment j'ai réussi à m'échapper, ni si j'ai une quelconque responsabilité dans la débauche de folie qui a eu lieu cette nuit-là. Je dois en être coupable, d'une certaine façon.
Je suis un jeune homme en colère. J'ai l'air doux, j'ai l'air froid, j'ai l'air ténébreux, et séduisant si les jeunes femmes les pensent, mais je brûle de colère. Contre les coupables, que ce soient des vampires ou que ce soit moi-même. Mais cette colère j'ai su la canaliser, l'apaiser, l'endormir, et m'en servir, la concentrer, l'utiliser seulement quand elle est nécessaire, afin de ne pas tout détruire, afin de ne pas me détruire. Mais cela, je n'y serais jamais arrivé sans mon oncle. Akhshiel pourrait ressembler à un vieux loup aigri, ou à un homme froid, distant qui ne s'abaisse pas aux futilités de ce bas-monde, mais à mes yeux, il est bien plus que ça. Il est tout ce que j'ai. Il n'est plus un masque au milieu de la masquarade. Nous nous connaissons si bien. Il me connait bien parce que c'est lui qui m'a fait, depuis le jour où il m'a recueilli. Je le connais bien parce qu'il me ressemble, parce qu'il m'a fait à son image.
Je me souviens du jour où je l'ai rencontré. Je n'avais que sept ans. J'étais un petit garçon bouillonnant de rage, pour ne pas montré à quel point j'étais terrifié. Je voulais me battre avec le monde entier. Mais quand je l'ai vu lui, ça a presque ressemblé à un coup de foudre, mais littéralement. Ses yeux m'ont foudroyés. Il avait l'air à la fois si dur et si majestueux. Et j'ai compris qu'il ne fallait pas trop le chercher, celui-là. Ou peut-être a-t'il immédiatement apaisé ma colère, comme il saurait le faire par la suite, la dirigeant là où il fallait. Ou peut-être simplement ai-je senti que ce serait la seule personne à côté de qui je serais capable de vivre sans l'étriper.
Voilà j'ai essayé de parler. De dire des choses inutiles. De dire mes choses. Je ne sais pas si ça sert à quelque chose, si je peux appeler ça une thérapie. Oh et puis merde, au diable la thérapie. Au fond, je n'en veux pas. Et ça ne résoudrait rien. Je suis un sorcier, je suis destiné à être hanté par des démons, autant que je m'y fasse.

La poussière, ça a un goût affreux, surtout quand, après plusieurs jours de pluie elle a encore l'aspect de la boue. Camden recrache tant bien que mal la poussière qu'il vient de mordre. Avouons que c'était pas Katrina, mais c'est à se demander si la Lousiane n'est pas devenue la nouvelle région des moussons. Ça doit à voir avec le réchauffement climatique, mais Camden n'a présentement pas le temps d'être écolo et de faire son tri sélectif, en effet, s'il a pu se poser la question de la nature de cette poussière humide, c'est qu'il vient de la mordre, projeté violemment dans un chemin de terre à deux pas du bayou. Ce pourrait être le parfait décor d'une carte postale de la Louisiane, mais là non plus, Camden n'a pas le temps de faire du tourisme. Après avoir recraché la boue, il se remet d'un bond sur ses pieds, et fait face à l'ennemi qui l'assaille – à moins que ce ne soit l'inverse, on ne sait plus très bien.
La campagne, dans la nuit, est silencieuse. On entend à peine la ville de Shreveport gronder au loin, des bruits de voitures, de klaxons, et des cris des trompettes et des clubs de jazz. Mais sous ce bruit vrombissant, c'est autre chose que cherche Camden, ce qui se cache sous l'obscurité et le bruit léger des insectes. Il pourrait se faire déchiqueter la seconde suivante, il le sait, mais c'est justement cela qui fait monter l'adrénaline et met tous ses sens en éveil. Un craquement dans son dos, à droite. Camden fait volte-face pour se jeter sur son ennemi, mais à peine lui saisit-il le bras qu'il sent deux crocs s'enfoncer profondément dans son propre bras. La surprise le ferait presque crier, mais il parvient à garder son sang froid et à, d'un coup de pied, jeter cet espèce d'animal loin de lui. Parce que c'est un animal oui. Il en est convaincu. Et les crocs qui viennent de s'enfoncer violemment dans son bras en sont bien une preuve. Cet animal peut bien parler, au fond il n'est qu'une bête féroce.
Camden s'arrête à nouveau, et se concentre sur l'obscurité et le silence, où son adversaire s'est à nouveau tapi. « Tu es si prévisible. Attendre ta proie dans l'ombre. C'est tellement lâche. » Pas de réponse. Peut-être qu'il ne parle pas en fin de compte. Camden entend quelque chose derrière lui. « Je suis derrière toi. » Camden sourit. « Moi aussi. » Alors que l'autre se jette sur lui, pour planter ses crocs dans son cou, il est subitement repoussé par quelque chose, par une force invisible. L'étrange marque de naissance dans le haut du dos de Camden vient comme de prendre vie, ou de prendre mort, puisque cette marque, il y a fait vivre un démon. Les deux yeux s'assombrissent, et semblent près à lancer des éclairs. Camden se relève lentement, ne craignant plus d'être attaqué de façon aussi lâche dans le dos. « J'ai vraiment bien fait d'assurer mes arrières en ayant un démon dans mon dos. » L'ennui, c'est qu'il doit rester de dos, pour que la magie persiste, alors qu'il voudrait tant regarder en face le monstre, alors qu'il commence à avoir peur. « Tu n'es qu'une sale vermine, un miasme, une mouche que je vais écraser. » « Oui, c'est ça, fait le malin. En fait, tu as peur. Et tu as encore plus peur, parce que la peur tu ne connais plus ça. »
Camden choisit enfin de se retourner. Le charme fait alors comme s'évaporer, et l'autre se jette sur lui. S'engage alors un combat au corps à corps, à coup de crocs, de griffes, et d'étranges volutes de fumée. Camden peut se sentir enragé, sous l'effet de ses dons, de sa magie particulière, et à mesure qu'il s'enrage, son adversaire s'enrage aussi. Non, il ne doit pas devenir aussi fort, sinon plus fort que lui, il faut calmer, canaliser ses dons, et s'en servir uniquement pour s'en débarrasser. Camden parvient à se concentrer assez pour que, d'un dernier coup de force, il parvienne à repousser son agresseur. A cet instant, un loup gris surgit et tient l'autre à terre. Camden s'active alors pour dessiner un cercle et commencer l'envoûtement. Le loup s'échappe alors agilement de la prison qui s'érige autour d'eux. « On ne t'as pas dit qu'il ne fallait pas chercher un sorcier ? » « Ni un lycan ? » « Alors encore moins, un sorcier et un lycan. Vampire, tu sais à quoi t'attendre maintenant. » Le vampire, illuminé par les reflets argentés du cercle qui l'entoure, semble prendre peur à nouveau. « Mais le problème avec ça, c'est qu'on ne va pas te laisser raconter ça à petits potes vampires. Non, toi tu t'arrêtes ici. Je sais c'est cruel. Mais n'es-tu pas cruel toi aussi ? Souviens-toi de tous ceux que tu as tués, juste pour ton bon plaisir. » « Mais c'était pour survivre ! Et je suis encore jeune, il faut juste m'aider. » « Tu sais bien qu'il y a d'autres moyen de se nourrir. Et de toute façon, le purgatoire que nous sommes, avec les preuves des crimes que tu as commis, te déclarons coupable. Tu devines la sentence. Comme on dit, oeil pour oeil, dent pour dent. Dommage qu'on ne puisse pas te tuer autant de fois que tu le mérites. » Alors que le vampire court dans tous les sens pour essayer de sortir de la prison qui lui est destinée, Akhshiel amène les bidons d'essence et les répand dans le cercle. Une étincelle de briquet plus tard, et le tout prend feu.
Akhshiel et Camden se prennent un peu pour des envoyés de Dieu sans Dieu, qui exécutent des sentences divines, ou juste des sentences humaines. Celles héritées de la loi du Talion, où tout se paye, où l'on ne se pose pas toujours la question du pardon et de la seconde chance. Il y a la haine, beaucoup de haine, qui les fait agir ainsi, pour laver ce monde de ceux qui le mettent à feu et à sang. Mais il y a aussi beaucoup d'amour. De l'amour filial, fraternel, amical, qui fait que deux êtres ont décidé de vivre comme des frères. « J'ai cru que tu n'arriverais jamais. » « Désolé, j'ai eu un petit contre-temps sur le chemin. Mais finalement, on a fait du beau travail, n'est-ce pas ? » « Tout à fait. » Et ils s'assoient par terre, regardant la ville, une bière à la main. Demain sera peut-être un jour meilleur, avec un monstre de moins sur cette terre.