Une odeur. Non. Plusieurs. La terre, fraîche, tout autour de lui. L'air. Et dans l'air, un parfum. Celui d'une dame. Il le sait. Il le reconnaît. Ça s'étend le long de sa gorge, ça gravit la pente de ses seins et dégringole jusqu'à son nombril. Elle en est imprégnée. Il renifle plus fort. Et au-delà du parfum, un cœur. Des battements qui résonnent dans sa tête comme s'il s'agissait du sien. Mélodie d'un organe qui pompe, pompe, pompe. Un sourire dansa sur les lèvres du mort, qui, irrésistiblement attiré, brassa la terre autour de lui. Danse macabre. Les excroissances qui lui servaient de bras s'agrippèrent à des touffes de mauvaises herbes. Des fougères et des orties. Il s'extirpa du sol et ouvrit les yeux. Un bleu intensifié. Une vue améliorée. Et une forêt, à demi plongée dans la pénombre. Nuances de bleu et de gris, de noir et de blanc. Une lune doit briller quelque part dans le ciel. À plat ventre, tremblant de tout son être, Verhagen sentit une soif gargantuesque lui dévorer les entrailles. Il se débarrassa de son manteau de terre d'un mouvement d'épaule, et parvint à se redresser. Roi pâle. Le premier pas qu'il fit l'emmena sur plusieurs mètres, et il s'écorcha les mains en se rattrapant au tronc d'un arbre. Obsédé par les battements de ce cœur de femme, il en oubliait tout le reste. La vitesse. La force. Les sens. Son corps lui réclamait la jeune femme, comme un besoin vital. Verhagen en suait. Il tituba d'un arbre à l'autre, suivant la piste, suivant l'odeur, le parfum, les battements. Il se rapprochait. Les battements se faisaient de plus en plus forts dans sa tête, comme un rythme entêtant, un tambour de guerre. Elle était là. Verhagen n'eut qu'un pas de plus à faire, un seul pour se retrouver dans son dos, poser ses mains noires de terre sur sa peau diaphane, avant de planter ses dents profondément dans sa gorge. Baiser du mort, baiser sanglant. Le rythme s'affolait et Verhagen sentit l'extase le gagner au fur et à mesure qu'il se nourrissait. Transe. Chute qu'elle fit, chute dans laquelle il la suivit. Si elle poussa un cri, il ne l'entendit pas. Couché sur elle, comme un amant faisant l'amour à sa belle. Rien de cela. Le carmin s'écoule en flot continu, et se mêle bientôt à la terre qui colle à la peau du nouveau-né. Il a perdu toute notion du temps. Il se nourrit, il pompe, à son tour. Il pompe pendant des heures, jusqu'à ce que les dernières gouttes lui tombent sur la langue. Ce n'est pas assez. La soif est toujours là. Gargantua a pris possession de son appétit. Le visage du nouveau-né est rouge, le sang a séché sur sa peau, et dès qu'il se redresse, son odorat part à la recherche de son prochain repas. Il ignore que son Sire veille non loin de là, satisfait et surtout surpris de la quantité de sang que cet ancien mortel a pu ingurgiter trois jours plus tôt. Il sait qu'il devra se manifester, mais il veut voir comment celui-là veut se comporter. Verhagen offrit ses dents rouges à la lune, n'appréciant guère son éclat malgré l'obscurité. Puis, il disparut dans les ténèbres.

Il régnait en ce jour une chaleur infernale, et les faits et gestes des treize esclaves entourés de fleur de coton étaient réduits à une cadence lentissime. Les carnes sombres et abîmées par le fouet étaient maculées de sueur, mais personne n'osait s'arrêter, car le contremaître veillait au grain, tout aussi dégoulinant qu'eux. Mais il n'était pas celui dont ils avaient le plus peur. L'un des esclaves osa un regard en direction de la propriété du maître des lieux, et la seule vue de la silhouette, haute et droite, sur le porche, à l'ombre d'un arbre dont les branches étaient affublées de mousse espagnole, suffit à lui faire baisser les yeux. Il devinait au loin le maître et sa face aussi blanche que craie, le maître qui n'était que gris et froid.
Verhagen, qui ne sortait généralement jamais sur le porche de jour, recula et se retira dans l'ombre de la demeure. Il était vêtu d'un long peignoir noir en soie qui lui descendait jusqu'aux genoux et épousait merveilleusement la forme de ses épaules. Les volets fermés de la grande maison le faisaient passer pour un reclus, mais d'autres doutes planaient sur sa personne. Tiberas n'avait pas choisi cette propriété au hasard. Non. La cave avait été un détail essentiel, et avait aussi signé l'arrêt de mort de l'ancien maître des lieux. Rien de tel qu'un grand cru de quarante ans prélevé à la gorge. Ce seul souvenir provoqua chez le vampire une myriade de frissons qui lui parcoururent l'échine. Il s'était accommodé de cette existence. Garden l'avait bien formé, si bien que Verhagen l'avait congédié. Son Sire avait continué son périple sans fin, et depuis leur séparation, plus aucun signe de sa part. Mais le lien qui les unissait suffisait amplement à Tiberias, qui savait par ce biais que le palpitant de son Sire n'avait pas cessé de battre.
Verhagen gagna la cave en sentant ses forces lui revenir tandis qu'il plongeait corps et âme dans l'obscurité. Il supportait très mal la lumière du jour, et ne savait quelle diablerie l'avait poussé à s'aventurer jusqu'au porche. Dans la cave se trouvait une grande baignoire de cuivre, remplie d'eau. Verhagen devrait dormir à ce moment de la journée, mais quelque chose l'avait tiré de son sommeil. Il ne saurait l'expliquer. Il regarda la baignoire un instant, puis se dirigea vers le fond de la cave, à l'autre extrémité. Résonna aussitôt un bruit de chaînes s'entrechoquant. Tiberias alluma une bougie, et la tendit devant lui pour éclairer une femme, blanche de peau, à genoux dans la terre et la poussière. Débraillée. Bâillonnée. Les poings liés à l'aide de chaînes, et la peau des bras, du cou et aussi des épaules parsemée de traces de morsures là où les dents de Tiberias s'étaient plantées. La femme tremblait de tout son corps, et n'osait pas regarder le vampire dans les yeux. Seules les chaînes parlaient pour elle, et elles parlaient bien assez. Tiberias pencha la tête sur le côté comme l'aurait fait un rapace, puis il s'accroupit devant sa captive. Il sortit de la poche de son peignoir un morceau de pain, et le déposa devant la femme. Il tendit une main spectrale en direction du bâillon de celle-ci, et le lui abaissa. Le seul contact des doigts de son ravisseur contre sa peau arracha un gémissement de terreur à la femme. Verhagen lui caressa la joue du bout du doigt.
« Mange. Reprends des forces. Je vais avoir besoin de toi, cette nuit. Encore. »
Elle détourna la tête, geignant de plus belle. La lèvre supérieure de Tiberias se retroussa sur ses dents dans un réflexe nerveux, et la femme leva ses mains enchaînées pour protéger son visage dans un geste défensif. Cela faisait quatre jours qu'il avait convaincu cette femme de venir lui rendre visite chez lui, et qu'elle n'était jamais repartie. C'était une pauvre fille qui vivait dans la rue, et même si son sang n'était pas aussi savoureux que celui des précédentes, il s'en accommodait. Verhagen se releva, puis ajouta :
« Mange. »
Avant de lui tourner le dos et de souffler sur la bougie. Il retira le peignoir, se dénudant entièrement, et déposa l'amas de tissus sur une chaise. Il mit ensuite un pied dans la baignoire, puis l'autre, et s'allongea de tout son long. L'eau était glacée mais le froid ne lui faisait plus d'effet depuis longtemps, de même que la chaleur. Il se laissa submerger par l'eau jusqu'à ce que son visage disparaisse, et il ferma les yeux. Ce soir. Ce soir viendrait bien assez tôt.

La nuit était belle, et noire. Un croissant de lune brillait de sa couleur ivoire, et même si la ville Shreveport s'était éteinte, le coucher de soleil marquait cependant le réveil des créatures surnaturelles. Telle que celle qui d'un pas leste se mouvait sur Wallace Avenue. Enveloppé dans un manteau sombre et élégant, Tiberias Verhagen ne s'arrêtait pas. Il n'avait jamais vu ça. Trente-six années qu'il vivait ici, et jamais de sa vie il n'avait vu affluer autant de ses semblables. Vampires, mais pas seulement. D'autres avaient suivi. Lycans et autres changeurs de peaux, sorciers... Autant d'espèces que l'immortel s'en fichait éperdument. Tout cela ne le concernait pas, et il aurait quitté Shreveport depuis fort longtemps s'il n'était pas un tant soit peu attaché à la Louisiane et déterminé à mener à bien sa glorieuse quête. À l'image d'un certain Grenouille et de son parfum, Verhagen désirait boire le sang le plus pur qui, à ses yeux, était la perfection incarnée. Et, à l'image de Grenouille, il possédait un odorat hors du commun. En fait, Tiberias possédait de nombreux points communs avec l'assassin-génie de Süskind. C'était la lecture de ce roman délicieusement récent qui lui avait inspiré sa quête actuelle. Il avait bu suffisamment de sang pour en connaître toutes les saveurs les plus exquises, et son nez ne le trompait jamais. Pas question donc de quitter Shreveport alors que tant de potentiel résidait en ses habitants.
Verhagen avait le pas léger tandis qu'il toisait d'un regard insolent quiconque osait poser les yeux sur lui. Créature parmi les créatures. Monster onder monsters, comme on dirait sur le vieux continent, aux Pays-Bas. En coupant par une ruelle, il se retrouva au pied du Silence Éternel et n'hésita pas une seule seconde à pousser la porte. On le connaissait, ici. QG des vrais ou non, Verhagen n'en avait cure. On ne l'empêcherait pas de se nourrir. Il dînait souvent ici pour la forme, pour éviter les soupçons. Pour montrer qu'il était un bon vampire, bien éduqué, qui ne mordait que des personnes consentantes. Tiberias portait ce masque non sans difficulté, préférant la sauvagerie d'une attaque en pleine rue et d'un enlèvement.
Mais le renégat se devait d'être prudent. Mikail Fredriksen et sa bande de lèche-bottes avaient donné le ton quelques temps plus tôt lors d'une réunion que Verhagen n'avait pu décliner, rassemblant les vampires de tout Shreveport. Mais Verhagen n'avait jamais été un suiveur. Il n'avait pas suivi son maître jusqu'au bout. Il avait toujours très mal supporté l'autorité, alors celle d'un type comme Fredriksen, nee, dank u. Gravissant les marches pour se rendre au premier étage où il avait réservé la chambre, Verhagen glissa sa main droite à l'intérieur de son manteau pour en tirer une liasse de billets. Il traversa le couloir d'un air conquérant, et une fois qu'il entra dans la chambre, il se rendit compte que cinq jeunes femmes l'attendaient, alignées. Ponctuelles. C'était bien. Verhagen marcha jusqu'à elles, et arrivé à la hauteur de la première, son regard se durcit. Une métisse. Il se mit à la dévisager avec un tel dégoût qu'elle en frissonna. Verhagen lui désigna la porte du regard, et la métisse sortit, toute tremblante. Il passa à la suivante, et se pencha pour aller humer son cou, là où il percevait le relief de sa jugulaire. Les yeux clos, il respira fort, la liasse toujours en main, puis il recula brusquement son expertise terminée. Aucune réaction. Il récidiva avec les trois autres, puis revint sur la deuxième. Il glissa la liasse de billets dans sa main. Ce n'était pas le sang pur qu'il recherchait, mais c'était ce qu'il y avait de mieux. Les autres femmes sortirent sans demander leur reste. Tiberias retira son manteau tandis que l'élue restait débout devant lui, silencieuse. L'immortel percevait les battements anormalement rapides du cœur de l'humaine. Il s'approcha et se cala dans son dos. Il chérissait surprendre ainsi les femmes depuis que sa première victime avait été mordue de cette manière. Ses lèvres venant épouser le lobe droit de l'oreille de la femme, il murmura :
« C'est une première, on dirait... n'est-ce pas ? »
Elle hocha la tête, et il posa une main rassurante sur sa hanche. Voilà qui était plaisant, de mordre là où nul n'avait mordu, sinon peut-être un cabot mal dressé... Il étira un sourire, ses lèvres descendant dans son cou.
« Sois sans crainte... je ne t'abîmerai pas. »
Elle frissonna lorsque les lèvres du vampire rencontrèrent sa peau, et prit une grande inspiration. Tiberias profita de l'angle qu'elle lui offrait pour passer à l'acte, et il planta ses dents, ronronnant de plaisir, ignorant le petit cri de surprise qu'elle poussa. Il lui offrirait une première fois digne de ce nom, et elle ne voudrait plus que lui.

CHRONOLOGIE :
— 18 Mai 1739 Naissance de Tiberias Verhagen à Richmond, Virginie, USA. Issu d'une famille noble de Hollande, il reçoit une éducation solide.
— 1776 Son statut d'aristocrate le dispensant de travailler, Verhagen se lance dans une carrière politique et son influence grandit rapidement et attise les jalousies.
— Octobre 1779 Assassinat de Verhagen par l'un de ses compères politiciens. Le même jour, Lothair Garden, un vampire de passage à Richmond, le trouve agonisant dans une ruelle. Garden offre l'étreinte à Verhagen. Ce dernier décide de veiller sur lui et de lui inculquer son savoir sur les vampires.
— 1779/1821 Garden et Verhagen parcourent les USA ensemble en tant que chasseurs de primes, afin de maquiller les tueries de Tiberias qui peine à contrôler sa soif.
— 1821/1860 Verhagen se sépare de son Sire et s'installe en Louisiane, où il se hisse à la tête d'une plantation de coton – non sans commettre quelques meurtres pour arriver à ses fins. Il change régulièrement de propriétés pour ne pas éveiller les soupçons sur sa nature.
— 1861 Verhagen combat pour les États confédérés d'Amérique pendant la guerre de Sécession.
— 1865 Activement recherché pour ses crimes et ses nombreuses tueries commis lors de la guerre de Sécession, il quitte les Etats Unis à la défaite de la Confédération et part se réfugier au Royaume des Pays-Bas d'où ses parents sont originaires. Il reprend contact avec les Verhagen restés là-bas et se fait restituer la demeure familiale en se faisant passer pour un descendant de Tiberias Verhagen. Il se présente alors en tant que Sebastiaan Verhagen.
— 1914 L'accumulation d'objets anciens dans sa demeure le pousse à ouvrir un magasin d'antiquités.
— 1939 Anticipant l'invasion allemande de 1940, Verhagen se rend en Allemagne, à Berlin, où il sympathise avec les partisans du nazisme. Malgré sa nationalité néerlandaise, il intègre la Gestapo et le département concernant le protestantisme et les sectes en tant qu'officier. Ses victimes sont nombreuses et il se complaît totalement dans son rôle de bourreau.
— 1945 A la victoire des Alliés, Tiberias Verhagen, alors une fois de plus recherché pour ses crimes, parvint à fuir l'Europe et échapper aux procès de Nuremberg. Il retourne aux Etats Unis et s'installe à New York, où il ouvre sa seconde boutique d'antiquités. Il se présente sous le nom de Reinhart Bievesag, anagramme de son nom véritable. Son commerce est florissant mais l'immortel reste dans l'ombre.
— 1980 Désireux de trouver un endroit plus calme où puisse prospérer son commerce, il quitte New York pour s'établir à Shreveport, renouant ainsi avec la Louisiane, et lui permettant de pouvoir utiliser son nom véritable à nouveau. Il refuse cependant de prendre part à la communauté vampirique et d'accepter les règles du maître des lieux. Devenant alors renégat, il se fait aussi discret que possible.
— 2007 La révélation des vampires au monde met Verhagen dans une colère noire et pour cela il se plonge dans une torpeur qui dure deux ans. À son réveil, sa colère amoindrie, il reprend son activité dans sa boutique.
— 2016 To be continued...