✤ Traits de caractères Depuis aussi long que je m’en souvienne, ceux qui m’entourait ont toujours tout fait pour me plaire, pour me faire plaisir, pour me noyer sous l’affection, résultat inconscient de mon don. Depuis, j’ai rejeté cette part de moi-même, mais une vision déformée de l’amour est resté profondément ancrée en moi. Ce que je déclenchais chez les autres, cette obsession malsaine, je l’appelais "amour". Et pour moi, l’amour, c’est ce truc chiant qui te transforme en groupie lobotomisée.
Je vis entouré de fantômes, presque parmi eux. Alors le changement physique m’impressionne toujours. Certains prennent ça pour de l’attention (« Tiens, vous avez coupé vos cheveux ? ») et apprécient, alors que ce n’est que de l’étonnement, puisque les esprits ne changent pas d’apparence physique. D’une manière générale, le changement ne m’est pas aisé, pour les mêmes raisons. Prendre des décisions m’est difficile et j’ai parfois du mal à me souvenir que, contrairement aux esprits, j’ai une emprise sur mon monde.
A cause de mes dons successifs, j’ai pris l’habitude de pouvoir parler franchement, sans encourir de conséquences, grâce à l’aveuglement suintant d’amour de mes interlocuteurs. Rien ne les offusquait et j’ai donc la manie de ne pas réfréner mes paroles. Ma franchise et ma spontanéité peuvent parfois choquer. A moins que le choc ne soit justement l’effet recherché.
J’ai développé un autre genre de mauvaise habitude à cause de ma nouvelle capacité. J’ai l’impression que l’obéissance m’est due. Pour se moquer, les esprits me surnomment "le marionnettiste" et ils ne sont pas si loin de la vérité. Si je le pouvais, je contrôlerais tous ceux que je croiserais. Et probablement pour des choses futiles.
Et pourtant, c’est souvent moi la marionnette. Je m’en rends rarement compte, mais je suis très influençable, surtout face à la persuasion aiguisée des esprits. Je suis parfois littéralement sous leur commande, lorsqu’ils me possèdent, mais j’ai également tendance à trop me fier à eux. Malheureusement, je n’ai pas conscience qu’ils servent leurs intérêts avant le mien. Grâce à toi, Margot, je me laisse moins guider par tous les esprits que je croise et suis tes conseils à la place.
Je ne peux pas m’empêcher d’être prosélyte lorsque je rencontre des médiums. La vie de Spirite ne m’a pas apporté que des avantages, loin de là, mais je regrette que les médiums coupent leur connexion avec l’au-delà et rejettent le savoir et la sagesse des morts. Alors je tente de rétablir leur vision du voile ou de le renforcer. Certains ont suivi ma trace et ont sauté le pas pour devenir Spirite.
Je ne crains pas grand-chose, sûrement à tort, mais il y a une chose qui me terrifie. J’ai peur de la mort. Pas celle des autres, je m’en fiche allègrement. Non, la mienne. J’ai peur de ressembler à ces esprits que je côtoie, désespérés de vivre, s’accrochant à un Spirite tel un parasite, prêts à tout pour posséder un corps, même pour quelques secondes. Je loue peut-être leur sagesse, mais je les plains surtout. Quand viendra mon temps, j’espère juste passer de l’autre côté.

✤ Occupation diurne L’intérêt d’avoir élevé le squat à un niveau presque professionnel, c’est que je n’ai pas à m’inquiéter de l’état de l’appartement ou du remplissage des placards. On peut dire que le ménage, les courses ou les tâches ménagères en général me sont inconnu. Un souci en moins dans la vie. Mais on ne peut pas dire que je glande toute la journée, même si cela m’arrive de temps en temps. Mine de rien, je cumule trois activités professionnelles. Je m’occupe tout d’abord du cinéma au-dessus duquel j’habite. Il appartient à la propriétaire de l’appartement dans lequel je me suis inséré, et avant mon arrivée il ressemblait à un décor de film d’horreur. Je l’ai retapé et aujourd’hui il diffuse quelques films par jour, dans son unique salle. Techniquement, c’est Judith, la proprio, qui est directrice du cinéma, mais j’en prends plus soin qu’elle. Quand je ne suis pas là, c’est le seul employé du cinéma qui s’en occupe. Il n’y a pas grand-chose à faire, à part vendre les billets, lancer la projection et nettoyer la salle.

Mon deuxième boulot, c’est de vendre mes services de Spirite. Pour me donner un air vaguement important, je me surnomme moi-même le marchand de peur. En fait, c’est tout simple, des gens viennent me voir et me désignent des cibles à qui il faut foutre la frousse de leur vie. Cela peut être pour s’amuser, pour une vengeance ou pour forcer quelqu’un à accomplir ses volontés. Selon la demande, j’envoie les esprits rendre la personne folle à force de murmures glaçants dans le dos, ou laisser des messages inquiétants sur les miroirs, ce genre de choses légèrement inquiétant. Parfois, si je suis bien payé, je lance un poltergeist chez la cible et, ça, c’est vraiment flippant. Bien sûr, à cause de ce travail, je passe une partie importante de mon temps à payer les esprits pour leurs services. Mots pour leur famille, quête pour découvrir la cause de leur mort ou même prêt de mon corps pour une petite balade, tout ça me prend du temps.

Alors il me reste à peine quelques heures par semaine pour me consacrer à ma passion, le dernier lien qu’il me lie à mes origines : la traduction. Je ne suis pas assez fiable, en terme de temps de travail, pour traduire de longs ouvrages pour le compte d’éditeurs, mais on me confie de temps en temps de petits textes à reporter d’une langue d’Europe de l’Est à l’Anglais. Souvent, mes clients sont des anonymes qui savent qu’ils peuvent compter sur ma discrétion et qui communiquent avec des intermédiaires. Alors, je suis parfois étonné de traduire des conversations sur un marché illégal d’armes. Mais je n’en ai pas grand-chose à foutre et je suis heureux de traduire, donc je la ferme avec plaisir.

✤ Manies, habitudes & goûts
► La place à ma droite est réservée aux esprits qui m’accompagnent. Si quelqu’un s’assoit, ou se tient simplement debout, à ma droite, je lui signifierai rapidement que la place est prise.
► A cause du brouhaha ambiant dans lequel je vis, dû aux bruits fantomatiques que je capte, j’ai des difficultés à discerner les sons, de ce côté du voile. J’essaie de faire passer ça pour une surdité partielle, mais la plupart de mes interlocuteurs me croient simplement malpoli ou trop distrait.
► Du coup, pour essayer de m’isoler des sons ambiants, je visse souvent des écouteurs dans mes oreilles, histoire d’avoir un peu de calme.
► Lorsque quelqu’un prononce incorrectement mon prénom, je suis tolérant. Lorsqu’il le fait de mauvaise foi, en ignorant mes corrections, je fais de même, j’écorche son nom. Généralement, ça énerve.
► Parfois, par lassitude, je ne prends pas la peine de corriger, et plus la relation dure, moins j’ose dire qu’il se trompe dans la prononciation de mon nom. Et donc, un nombre croissant de personnes me connaissent sous le nom de Missa.
► J’adore cuisiner et mon appartement regorge de nourriture que je ne peux pas manger à moi tout seul et ce ne sont pas les fantômes qui vont m’aider. La gourmandise est mon point faible. Tu sais comment m’amadouer maintenant.

✤ Magie utilisée Autrefois, j’étais un simple médium. Enfin, il n’y a rien de simple à propos des médiums. En dehors des apparitions et des faibles auras que je pouvais distinguer, j’étais frappé d’une malédiction. On appelle sûrement ça "pouvoir médiuminique" ou un autre truc aussi scientifique que abscons, mais pour moi, c’était plus un cauchemar qu’un don. J’avais la capacité de me faire aimer. Ne rigole pas, ce n’est pas aussi mignon ou pratique que tu peux le croire. D’abord, je n’ai jamais pu le contrôler. Je n’ai jamais pu dire « lui, okay, je veux bien qu’il m’aime. Lui, par contre, pas moyen qu’il me colle, je peux pas le sentir. » Sauf que non, ça me marchait pas comme ça. Déjà, ce n’était pas instantané. Plus je fréquentais quelqu’un, plus mon pouvoir agissait sur lui, le rendant affectueux, voire carrément amoureux selon la personne. Avoir une horde de groupies en folie, ce n’est pas agréable, crois-moi, surtout si ça inclut les trois vieilles du coin et un quinca aux intentions vaguement douteuses. J’aurais pu me planquer, éviter les interactions en tous genres, limiter les effets de ma capacité, mais je n’ai pas tout de suite compris que tout ça émanait de moi. Et le temps que je comprenne, avec l’aide de quelques esprits, tout mon village me courait déjà après.

Dès que j’ai pu, j’ai fui. Pour recommencer ailleurs. Ailleurs, je me suis isolé… jusqu’à ce que je devienne Spirite. Enfin, je l’étais peut-être déjà avant ça, mais ce marché constituait, et constitue toujours, le plus gros que j’ai passé avec un esprit. Je te passe les détails, mais, en gros, mon pouvoir, ma malédiction, a changé, évolué. Ce n’est plus l’amour que je déclenche, mais plutôt l’obéissance, la soumission. C’est toujours aussi insidieux, se développant au contact régulier et prolongé d’une personne. Mais parfois, au prix de beaucoup d’efforts, je peux prendre possession de la volonté d’un être humain. Peut-être que cette partie de mon pouvoir a toujours existé, mais j’étais peu prompt à l’utiliser lorsqu’il concernait l’amour, alors je ne le saurais probablement jamais.
Toujours est-il que ce don s’exerce de deux manières, mais toujours exclusivement sur les humains. Tenter de dominer n’importe qui de non-humain ne ferait que nous refiler à tous les deux une sympathique migraine. Et ils n’ont jamais fonctionné non plus sur mes parents, ce qui me laisse penser que ceux de mon sang sont immunisés contre moi.

► Je peux l’activer de force, occasionnellement, mais il en résultera toujours de forts maux de tête et une fatigue extrême pendant quelques heures. Et cette obéissance que j’obtiens, je ne peux la maintenir que pendant quelques minutes.
► D’un autre côté, l’expression naturelle de mon talent est plus insidieuse. Seule ma présence durable auprès d’une personne déclenche le processus. Après quelques jours de cohabitation, je peux imposer des ordres. Après quelques semaines, ils exécutent la plupart de mes volontés. Au bout de quelques mois, je peux changer leurs convictions profondes. Au bout de quelques dizaines années, ils deviendraient probablement des sortes de zombies, mes minions. Je n’ai jamais testé. Je préfère en rester au stade où je peux tirer d’eux une obéissance certaine, mais alors qu’ils gardent leur esprit. Puisque, contrairement à mon ancien pouvoir, qui tirait de n’importe qui une servilité dégoulinante d’admiration, je ne peux désormais changer que les actions de ceux que je côtoie, pas la façon dont ils pensent à moi, au moins dans un premier temps, avant le stade de la zombification. C’est toujours sympathique que de voir quelqu’un forcé de vous obéir, alors qu’il vous insulte en essayant de se rebeller. En tout cas, c’est plus sympa que d’être obéi au doigt et à l’œil par une groupie au cerveau ramolli.

Concernant, les esprits… eh bien, en ma qualité de Spirite – et même avant ça, de médium – ils m’entourent, constamment, bien entendu. Généralement, le ou les esprits avec lesquels je suis lié me suivent presque constamment. Mais j’attire également des fantômes curieux, plus rarement des apparitions agressives. J’avais un petit problème de possession, mais j’ai réussi à m’en débarrasser. Les auras par contre, je n’ai jamais trop réussi à m’y faire. En me concentrant, je peux deviner la race d’une personne, mais guère plus.  
Et bien entendu, il reste le plus évident. Etant Spirite, je peux non seulement communiquer avec les esprits, mais également passer des marchés avec eux. Ou plutôt c’est le fait que je marchande avec eux qui me rend Spirite. En tout cas, il s’agit d’un simple échange de bons procédés. Ils m’offrent des avantages, et je leur rends en accomplissant leur volonté. Evidemment, tout a un prix. Et il n’est pas bon de trainer avec des dettes non remboursées.
Et enfin, j'ai cette satanée habilité de diffuser du désodorisant quand je le veux – et surtout quand je ne le veux pas. C'est assez gênant. Je t'en parlerai une autre fois.

✤ Convictions Grâce au savoir des fantômes, je n’ai jamais ignoré l’existence de personnes aussi étranges que moi, voire plus, même si j’ai eu peu d’occasions de les fréquenter avant la Révélation. Alors, quand les vampires ont fait leur coming-out, suivis de tous les autres, j’étais loin d’être surpris. A l’époque, j’avais d’abord eu peur pour moi, que tout le monde fasse le lien entre mes dialogues dans le vent et ma connexion avec les esprits. Immédiatement, j’avais craint la discrimination que nous pouvions subir, nous, toutes les créatures étranges. Et puis, en voyant la fascination des vampires se répandre à un rythme effréné, la mode du wicca se mettre en branle, la vente d’amulettes et autres grigris monter en flèche, l’espoir m’a envahi. Peut-être serions-nous acceptés finalement. J’ai toujours cet espoir, même si les deux extrêmes, la fascination et le dégoût mené par la crainte, croissent à la même vitesse. La lycanthropie a rendu la moitié de la population hypocondriaque et les médiums sont toujours pris pour des lunatiques schizophrènes, alors que les attaques des HA sont toujours plus nombreuses. Personnellement, l’opinion publique autour des vampires m’importe peu, autant que celle des nécromanciens, ces soi-disant ressusciteurs. La discrimination autour des lycan et des méta me gêne un peu, mais je n’en ai pas grand-chose à faire non plus. Les sorciers peuvent bien se débrouiller, avec leurs groupes élitistes et bien-pensants. Non, c’est plutôt la situation des médiums, desquels je me sens le plus proche, qui m’embête le plus. Rien ne les rassemble et la plupart ignore même leur vraie nature. Je n’ai pas la prétention d’être un rassembleur, mais j’avoue que l’envie de faire quelque chose me titille légèrement.

✤ Signes particuliers
► J’ai un second don très spécial, négocié lors d’une soirée de beuverie. « Hey hey mec, tu-tu sais, je déteste l’odeur du vomi. Regarde, regarde, c’est moche et ça pue. Aaah merde c’est vrai, tu peux pas sentir. Mais moi, ça me saoule vraiment. T’sais c’qui serait bien ? D’être un Frebreze. Ouais, ouais, d’être un diffuseur de parfum, un désodorisant. Comme ça, ça sent plus le vomi. » Donc voilà, après un deal dont je suis pas franchement fier, je suis devenu un Febreze sur pattes. Je peux diffuser du parfum. Le genre de truc qu’on sent dans les chiottes. Je te cache pas que je l’utilise pas tous les jours. Sauf lorsqu’il s’active à mon insu. Parfois, la nervosité me fait transpirer du parfum à chiottes. C’est délicieux.
► Ce que je ne regrette pas, par contre, c’est mon tatouage magique anti-possession. Son dessin élaboré est niché entre mes omoplates. Techniquement, il n’empêche pas les possessions, puisqu’il arrive encore que je prête mon corps à quelques esprits. Mais, avec ce tatouage, jamais ils ne s’insinueront en moi par la force. Ils ont besoin de mon accord.  
► Sinon, on peut dire que je suis polyglotte, bien que la plupart des langues que je parle sont assez similaires. Je peux m’exprimer sans problème en Serbe, Croate, Bosniaque, Slovène et j’ai de très bonnes bases en Bulgare. Et, j’ai beau avoir un léger accent, je maîtrise évidemment l’Anglais.
► Alors que mes parents ont toujours fait mine d’ignorer mes dialogues avec les esprits, j’ai eu une fois une étrange conversation avec ma mère. Sous l’emprise de l’alcool, elle m’a avoué savoir ce que j’étais, un Médium alors, et m’a confié avoir renié cette partie d’elle. Mais, si elle ne voulait rien avoir à faire avec toutes ces histoires, elle m’a conseillé de me tourner vers la famille de son grand-père, les Blazek, si j’avais un jour des questions. Malgré mes interrogations pendant des années, elle a toujours nié avoir eu cette conversation avec moi.

Tu es là, à côté de moi. Tu es toujours à côté de moi. Il fut un temps où tu te limitais à apparaître dans un coin de la pièce, toujours le même, l’angle derrière le canapé, près de la fenêtre. Puis tu as commencé à me suivre partout où j’allais, telle mon ombre. Après t’avoir ignoré trop longtemps, j’ai enfin appris ton nom. Margot. Je t’ai demandé si c’était vraiment ton nom et tu as rigolé. Pour toi, c’est le seul nom qui compte, m’as-tu répliqué. A ton tour, tu as posé des questions, et sans vraiment réfléchir, je t’ai répondu. Tu veux en savoir plus, ce soir ? Te souviens-tu au moins de ce que je t’ai dit la dernière fois ? Je t’ai raconté mon enfance, la présence des esprits qui m’entouraient déjà. D’abord vaporeux, puis de moins en moins éthéré, ils m’accompagnaient partout, me murmurant « Prie pour nous, Miša. Pense à nous, Miša. » Ils tiraient leur force de moi, de mes conversations avec eux, comme aujourd’hui tu deviens plus puissante grâce à moi. Je t’ai expliqué comment mon pouvoir se manifestait, alors que j’ignorais son existence même. Tu as compris lorsque j’évoquais à demi-mots les preuves d’amour que mes capacités de Médium m’apportaient. J’en tirais profit, au début, lorsqu’ils ne signifiaient que des bonnes notes à l’école et des fleurs ramassées au bord de la route par des petites filles de ma classe. Puis c’est devenu plus intense, quand, à l’adolescence, les filles se battaient pour mon affection. Y compris certaines de mes professeurs. Les cadeaux s’accumulaient, souvent du bétail ou des produits des champs, dans ce petit village rural yougoslave. Je ne sais pas si c’était le déni ou simplement la stupidité, mais je n’avais pas compris que ça venait de moi. Un fantôme plus malin que les autres m’a ouvert les yeux, alors que j’avais déjà seize ans. Immédiatement, j’ai pensé à me cacher, à me réfugier chez mes parents, mais le mal était fait. Toute l’adoration, toute l’obsession que les villageois avaient amassées pendant des années n’allaient pas s’évaporer dans l’air. C’était trop tard. Alors j’ai cassé ma tirelire, j’ai quémandé tout ce je pouvais, récoltant les maigres économies des agriculteurs du village, et j’ai fui. « Et après ? » « Ljubljana, Sarajevo, grandes villes après grandes villes, à seulement 17 ans, j’ai étendu mon influence auprès des âmes faibles, profitant de leur maison, m’insinuant dans leur vie tel un parasite. Restant juste assez pour qu’ils me soient dévoué, mais pas suffisamment pour qu’ils deviennent des légumes. Je ne pouvais pas risquer de transformer ces villes comme j’avais dégradé un village entier. »

« Tu veux savoir la suite ? Pas avant que tu me racontes un bout de ton histoire, toi aussi. » « Tu veux savoir comment je suis morte, c’est ça ? C’est assez macabre. » Je hausse les épaules. « J’ai pas dit ça, mais si c’est ce que tu veux raconter, fais toi plaisir. » Tu parais clignoter un instant, comme si tu hésites à te maintenir sur ce plan plus longtemps. Et puis tu te décides. « Moi aussi j’ai fui dès que j’ai pu. Mes parents n’étaient pas très heureux de mes… choix de vie. Alors, je me suis dégotée un boulot de vendeuse et j’ai trouvé une chambre à louer. Ta chambre. Enfin, celle que tu t’es approprié. » Au fil de tes paroles, ton apparence devient moins flou, moins vacillante. Je distingue plus nettement ton visage, tes pommettes saillantes, ta mâchoire ferme, encadrée par des boucles brunes d’un côté. De l’autre, les mèches sont coupées plus courts, chatouillant ta tempe, dans un style que j’ai du mal à saisir. En tout cas, de ce que je peux saisir de ta silhouette brumeuse, j’avais eu raison de douter de ton nom, tu ne m’as pas l’air d’être tout à fait une fille. Enfin, je me reprends mentalement, si tu te définis comme telle, c’est ce qu’tu es. Tu ne parais pas voir mes œillades et continue sans te faire prier. « Une fois seule, tout allait bien. J’avais un travail, des amis, et même un fiancé. Nous allions emménager ensemble lorsque mon père m’a retrouvé. Il était furieux que j’aie osé me déguiser de la sorte, comme il disait. Nous étions là, juste là. » Tu poses les yeux sur ton coin habituel, celui dans lequel tu étais cantonnée au début de notre relation. Soudainement, je prends conscience de la fenêtre, trop neuve pour être d’origine. Tu vois mon expression tordre mon visage et acquiesces doucement. « Ouais, c’était à moitié un accident, mais quand il a tenté d’arracher ma robe, lorsqu’il a coupé mes cheveux avec un couteau, je me suis défendue. Mais j’ai valsé à travers la pièce et on a valdingué contre la fenêtre. Trois étages plus bas, il a atterri sur mon dos. Il a peut-être survécu, j’ai jamais vérifié. » J’ai beau avoir tenté de couper les liens avec les esprits, ton histoire me touche. Et contrairement à d’autres, tu n’as pas encore essayé de mendier mes services. « A ton tour. »

Je me lance dans la suite de mon récit, histoire d’oublier ces images de chute qui commencent à me hanter. « Pendant quelques années, j’ai donc voyagé dans les grandes villes Yougoslaves. C’est à Belgrade que j’ai fait la connaissance de Anja, un esprit qui m’a aidé alors que je me repliais sur moi-même, écrasé par le poids de ma capacité. » Je me tais un instant. Je ne parlais pas de Anja. Elle était à moi et à moi seul. Je ne partageais son souvenir qu’avec mes regrets. Alors peut-être par folie, par nostalgie, ou simplement pour avoir le plaisir de parler d’elle, je te confie mon histoire. « Ca peut paraître bizarre, mais nous sommes tombés amoureux. C’est peut-être pour ça que j’ai mis autant de temps à remplir ma part du contrat. Puisque nous avions signé un pacte. Elle n’était pas morte de la dernière pluie, Anja. Elle avait déjà passé des marchés avec des Spirites et elle était forte. » Je m’apprête à lui en dire plus, lorsque tu m’interromps. « Pourquoi tu parles d’elle au passé ? Elle a beau être morte, c’est un esprit. Elle sera toujours morte, mais toujours là. » Je te jette un regard en coin, préférant ignorer ton intervention. Tu sauras bien assez tôt. « Donc, notre marché. Elle a transformé mes pouvoirs. Elle a transformé l’amour que je recevais en obéissance. Et en échange, je devais lui fournir un corps. Mais elle ne voulait pas n’importe quel corps. Elle voulait pouvoir vivre une nouvelle vie, repartir de zéro. Elle voulait un corps de bébé. Evidemment, ce n’est pas si facile à trouver, et je faisais volontairement trainer les choses pour avoir le plus de temps avec elle. Et elle s’est retrouvé éjectée de plusieurs corps d’enfants, avant que nous ne réalisions qu’il lui fallait un corps de médium. » J’ai conscience d’éluder, mais je ne suis pas vraiment fier de ce que j’ai fait à l’époque, entre les rapts d’enfants et les tests des limites de mon nouveau pouvoir. Avec un pincement de cœur, je me remémore les disputes que j’ai eu avec Anja, son insistance à trouver un bébé, à n’importe quel prix et mes réticences à faire ce qu’elle voulait de moi. « Finalement, vu mon incapacité à discerner si un bébé était, ou allait être, médium, nous avons décidé de faire au plus simple. Nous allions fabriquer ce bébé. Avec mes pouvoirs, c’était facile d’obtenir l’accord de la première femme venue. Et me voilà futur papa et en possession de neuf maigres mois pour dire au revoir à Anja. »

J’essaie de ne pas croiser ton regard. Je n’ai pas envie de savoir si tu trouves mon histoire répugnante ou, pire, fascinante. Alors je baisse la tête et je continue. « Lorsque ma fille nait, en 1995, je fais mes adieux à Anja et je fuis. Cela fait déjà quelques années que mon pays changeait petit à petit, et perdait de son identité à chaque indépendance qui l’amputait d’une partie de son territoire. Et cela commençait à gronder. Je suis parti avant que les guerres n’éclatent, et heureusement pour moi, je n’ai pas pu en entendre parler jusqu’à il y a peu de temps. Puisque mes souvenirs des dix années qui suivent sont flous. Voire inexistants. J’avais perdu Anja, j’avais laissé ma fille aux bons soins de sa mère, je n’avais plus aucune attache. Je me suis laissé couler. Depuis toujours, j’ai dû repousser des attaques d’esprits vicieux ne voulant que mon corps. Et cette fois-ci, je n’ai pas résisté. Par mes maigres souvenirs entre deux possessions, je me souviens avoir traversé l’Europe, guidé par des esprits déterminés à se trouver un corps à eux. Il me semble avoir volé des bébés dans toute l’Europe, par ma main contrôlée par la volonté d’un autre. Heureusement, je ne pense pas qu’ils aient réussi à comprendre qu’il leur fallait un enfant médium. »

« Tout ce dont je me souviens de ces dix ans, ce sont quelques vagues flash. Avant que je ne me réveille dans une église miteuse au fin fond du Mississipi. Un prêtre m’avait exorcisé. Pour la première fois depuis dix ans, j’avais l’esprit clair et mon corps m’appartenait. Mais je ne savais pas quoi en faire. J’ai erré jusqu’à Shreveport. Ici, quelques personnes semblent me reconnaitre, alors je m’y attarde, en quête de réponses. Qu’avais-je bien pu faire pendant dix ans ? Je ne savais même pas par quel moyen j’avais pu traverser les frontières sans passeport. Finalement, je n’ai jamais trouvé de réponses, mais la ville m’a plu. J’y suis resté, me servant de mes pouvoirs pour m’incruster dans la vie des gens, profitant de leur appartement, de leurs moyens. Par ennui, je vends parfois mes services de traducteur. Et c’est comme ça que j’ai emménagé ici, dans ton ancienne chambre. » J’hausse les épaules. « Et voilà, la boucle est bouclée. » Tu me lances un sourire presque carnassier. Un sourire trop grand pour ta bouche d’enfant. « Bouclée ? Non, nous ne faisons que commencer. »

Tu avais raison. Suivant tes conseils, j’ai renoué avec les esprits. Et j’en ai fait mon métier. Marchand de peur, comme tu l’as nommé. Depuis, je t’ai tiré de l’appartement où tu es morte. C’était bien trop glauque. Nous avons emménagé à Midtown, chez Judith, une vieille Louisianaise qui possèdent plusieurs immeubles, dont celui dans lequel elle vit, au-dessus d’un cinéma abandonné que je m’amuse à rénover. Notre duo fonctionne à merveille et je me plais à parfois me laisser guider par tes conseils. Tu vis à travers moi et j’espère que, pour le moment, cela te suffira.