✤ Traits de caractères Leo Grylls est une garce condescendante et insolente, à qui on a dû échanger le cœur contre un morceau de caillou à la naissance. Elle n'est pas charmante comme peuvent l'être ses collègues et ses réflexions n'ont rien de sympathiques. Jamais. Même ses rares sourires sont crispés ou hypocrites. Tout du moins, ce serait le point de vue de ses patients si on les interrogeait à son propos. C'est l'image peu flatteuse qui lui colle à la peau et qu'elle ne viendra jamais contredire. Après tout, qui souhaiterait s'approcher d'une personne telle qu'elle ? Puisque c'est bien là le but de la manœuvre. Sa réputation est un bouclier qui veille à ce que sa solitude soit respectée.

Seulement, en privé, elle n'est pas exactement la même. Leo est une jeune femme intelligente, posée et très simple. Sa principale préoccupation, outre le fait de veiller à ce que  son rang de médium demeure dans l'ombre, est de fuir les problèmes comme la peste. Elle exècre les conflits, des disputes badines et vaines qu'elle entend sur son lieu de travail jusqu'aux coups d'éclat plus importants. Quand ils ne l'agacent pas de par leur futilité, ils ont tendance à exacerber la colère qui gronde doucement mais constamment en son sein. Or, si elle n'est pas obsédée par l'idée de tout contrôler, ses crises de rage ont tendance à la rendre plus vulnérable, plus émotive, ce qu'elle a du mal à supporter. Pendant les quelques heures qui suivent ses fameuses crises, elle ressent tout de manière extrême, elle est à fleur de peau, à vif. Quand cela lui arrive, elle va généralement courir. Le plus rapidement et le plus longuement possible pour tenter de s'épuiser, pour s'éloigner d'elle-même et des murmures agressifs qui couvent dans sa tête. Pour fuir cette personne qu'elle déteste être.

Comprenez, Leo n'est pas suicidaire, mais elle considère que sa place dans le monde est bancale, incertaine. Pas tout à fait humaine, sans pour autant être une créature des ténèbres. Elle oscille dangereusement entre les deux, sans parvenir à trouver un équilibre correct, ni déterminer où elle voudrait vraiment se trouver si elle devait choisir. Alors, en attendant, elle cherche à faire de son mieux. Aider les âmes égarées qui viennent la hanter quand elle se retrouve seule, puis secourir les vivants quand elle entre dans cette boîte à souffrance qu'est l'hôpital. Les deux activités ne lui laissent guère de temps à elle, mais cette situation lui convient grandement. Cela la détourne de ses doutes et de ses craintes. Et lui donne l'impression de ne pas être tout à fait mauvaise, ainsi que l'espoir qu'elle pourra éviter de finir comme sa sœur. Parce que Leo a peur d'abriter le mal en son cœur, elle est terrifiée par elle-même. Par ce don qui la différencie et l'éloigne des autres depuis son plus jeune âge. Un don que ses parents, fervents catholiques, reliaient au Diable en personne. Elle s'en sert puisqu'il fait partie d'elle et qu'elle ne peut pas l'ignorer en permanence, pas avec l'esprit de sa sœur à ses côtés, mais elle est persuadée qu'à chaque utilisation, une partie de son humanité se recroqueville en elle, un peu plus noircie encore.

Pour ce qui est du côté plus agréable de sa personne, en présence de ses rares amis, ceux qui se sont imposés dans sa vie comme une évidence sans qu'elle ne puisse rien y faire, elle est calme, curieuse, polie mais taquine. Si elle avait un peu plus confiance en elle, elle se montrerait sans aucun doute franchement joueuse, voire un brin provocatrice, mais elle ne s'ouvre pas assez aux autres pour dévoiler cette facette de sa personnalité. Alors, elle reste l'effacée du groupe, celle qui ne dit pas grand-chose, comme autrefois en présence de sa sœur. Parce qu'en ce temps-là, il a suffi qu'elle sorte une parole déplacée pour que tout bascule et qu'une vie soit prise. Elle ne veut plus commettre cette erreur.

Leo prend trop de précautions, elle veille toujours à ne pas montrer sa véritable personnalité. Trop franche, trop naïve ou peut-être trop inexpérimenté pour être vraiment douée dans l'art de l'hypocrisie, elle n'arrive pas à sourire et mentir pour faire d'une pierre deux coups, alors elle se braque, elle montre les dents, elle est odieuse. Et, ce faisant, elle est trop extrême. Soit trop brusque, soit trop douce. Elle n'a pas de repère, n'arrive pas à s'équilibrer, sauf peut-être quand elle est seule. Probablement parce que c'est le seul moment où elle n'essaye pas de cacher sa véritable nature.

Alors, qui est-elle vraiment ? Parfois, elle-même ne le sait plus. Probablement un savant mélange de ses deux personnages. Calme jusqu'à ce qu'on vienne piétiner ses plates-bandes. Jeune femme compréhensive à la langue néanmoins acérée, qui n'hésitera pas à entamer un débat avec vous, si elle souhaite défendre son point de vue ou comprendre le votre. Médium au sourire brisé. Infirmière urgentiste que l'injustice révolte. Et elle suppose qu'elle est aussi un peu de sa sœur, de sa colère tangible. De sa noirceur.

✤ Occupation diurne Son métier lui donne des horaires assez irréguliers, mais quand elle ne consacre pas son temps à l'hôpital en journée et qu'elle est en charge d'un service nocturne, elle partage son temps libre entre ses livres, son jogging, ses animaux et les âmes perdues qui se traînent jusqu'à elle pour réclamer son aide ou lui donner quelques frissons. Tout dépend des jours, de ses envies et de son niveau d'énergie. Elle a également un abonnement à des cours de yoga et d'auto-défense ; elle ne peut pas toujours y aller, faute de ses heures aléatoires au boulot, mais elle essaye de s'y rendre aussi souvent que possible. Le premier, pour gérer son impulsivité, son impatience et ses colères flamboyantes. Le second, pour ne plus se retrouver démunie comme elle a pu l'être lors de son agression.

Ou il lui arrive de se reposer, tout simplement. Parce que Leo ne se jette pas seulement corps et âme dans son métier, elle passe aussi son temps à interpréter un personnage qui, certes, lui offre une certaine protection, mais qui lui donne envie de vomir.

✤ Manies, habitudes & goûts Leo prend soin d'elle. Elle porte de beaux vêtements et s'octroie du temps le matin pour se maquiller et se coiffer. Toutefois, contrairement à beaucoup, elle ne cherche pas à être élégante, intimidante ou même désirable. Elle ne retire aucun plaisir à se costumer, comme elle appelle elle-même ce rituel futile. Derrière cette manœuvre ne se cache qu'un objectif logique ; elle veut ressembler à tout le monde, être capable de passer pour n'importe qui. Se fondre dans la masse. Quand elle reste chez elle, elle n'aborde que la combinaison sweat-shirt et jogging. D'ailleurs, son appartement en lui-même – où personne d'autre qu'elle n'a le droit de poser un pied – est totalement dénué de décoration. Pas de cadres contant de jolis souvenirs mielleux, de tableaux bons marchés ou de charmants rideaux jaune canari. Les murs sont d'un blanc cassé, le sol également. Bordélique, il n'est pas rare de voir ses affaires traîner ci et là, mais sinon – excepté son bazar et sa ménagerie – , cet appartement pourrait tout aussi bien être inoccupé. Rejet total d'effets personnels, comme si elle n'était que de passage. Ou qu'elle se trouvait en prison à faire pénitence d'un crime.

Quand son chemin croise celui d'un animal abandonné ou maltraité, Leo se sent incapable de continuer comme si elle n'avait pas été témoin d'une telle cruauté. Elle les récupère et les emmène chez le vétérinaire, avant de les rapporter chez elle ou de les confier à une personne qui saura s'en occuper. Elle a déjà trois chats – Loki, Cerbère et Cookie – et deux chiens – Buffy et Ward – dont un Mastiff particulièrement imposant, qui l'écoute au doigt et à l’œil.

✤ Capacité C'est venu par touches discrètes au début, quand elle n'était qu'une gamine pas plus haute que trois pommes.

À un Noël, par exemple, elle se souvient avoir serré sa tante dans ses bras et... elle a immédiatement su que celle-ci était malade. Elle le sentait, comme si elle-même était affectée. De ce fait, elle n'avait cessé de répéter en larmes toute la soirée qu'il y avait un problème dans les poumons de sa parente, mais sa panique avait été tournée en ridicule, puis elle s'était vue grondée quand elle avait insisté. Autant dire que ses parents avaient beaucoup moins rigolé, quelques mois plus tard, quand les médecins avaient détecté le cancer. Qui, entre temps, s'était généralisé. Ils s'en étaient retrouvés horrifiés mais, s'ils s'étaient bien souvenus de l'avertissement de leur fille, ils le qualifièrent de coïncidence. Bien entendu.

Une autre fois, dans la cour d'école, une de ses camarades s'était retrouvée enfermée dans les toilettes avec elle. Ce n'était qu'un jeu de gosses et elles entendaient toutes les deux les garçons rigoler derrière la porte, mais sa petite camarade s'était mise à suffoquer. Crise d'angoisse. Alors, dans l'espoir de la rassurer, Leo avait serré sa main dans la sienne. Et son cœur, l'espace d'un battement de cil, lui avait paru battre beaucoup plus rapidement soudain. Elle s'était elle-même sentie paniquée. Cependant, elle avait fermé les yeux et s'était concentrée. Et en souhaitant se reprendre, ralentir les battements saccadés de son cœur, l'autre fillette s'était elle-même peu à peu calmée. Elle n'avait pensé qu'à un simple effet ricochet à l'époque, elle ne s'était pas doutée que c'était là le seul résultat de sa volonté.

Non, Leo a su que quelque chose n'allait vraiment pas chez elle, quand sa jumelle s'est mise à lui parler de son propre don. Celui de manipuler le feu. À partir de cette révélation, elles se sont mises à comploter, à se lancer dans de longues discussions passionnées, en cachette de leur parents. Parce que c'était clair pour elles ; ils ne devaient pas savoir, en aucun cas.

Et tout se déroulait bien au début, avant que Jill ne commence à dérailler.

Tout est-il que Leo a bien accepté ce don. Puisqu'elles étaient déjà deux, c'est qu'elles ne devaient pas être si différentes que ça, pas vrai ? Tout du moins, c'est ce qu'elle avait pensé à l'époque. Après l'accident, elle s'est montrée davantage méfiante envers ses capacités, bien plus craintive. Elle aurait même aimé oublier cette partie de sa vie, faire jouer sa mémoire sélective et enfouir cet épisode douloureux au plus profond d'elle. Seulement, une petite voix mesquine lui chuchotait à l'oreille qu'il était bien trop tard pour tout laisser tomber, qu'elle ne pouvait plus qu'avancer à présent. C'est ce qu'elle a donc fait ; quand elle en a l'occasion, et même si elle n'effleure toujours que du bout des doigts son don, elle l'utilise à petite dose pour ses patients gravement atteints.

Concernant ses aptitudes de médium, Leo n'a jamais vraiment eu d'autres chois que vivre avec. À la mort de Jill, le chagrin explosif et la douleur qu'elle ressentit la déchirèrent et eurent l'effet d'une bombe, déclenchant chez elle toutes ses capacités endormies. Elle ne s'en rendit pas immédiatement compte. Elle fut plongée dans un brouillard opaque, désorientée et nauséeuse, en état de choc, pendant plusieurs jours. Elle ne distinguait plus les autres, tout lui apparaissait flou, vide de sens, alors percevoir une aura ? Impossible dans son état. Seulement, quand elle vit sa jumelle se tenir devant elle...  disons que si elle crut avoir halluciné tout ce qui s'était produit dans un premier temps, elle ne tarda pas à comprendre qu'il n'en était rien et que, non, son imagination ne se jouait pas cruellement d'elle. Jill était simplement et purement... revenue.

Et elle n'est jamais vraiment repartie depuis. Leo ne la voit pas tous les jours, mais quand elle se manifeste, c'est avec violence et hargne. Pas envers elle, mais envers le reste du monde. Comme s'il ne restait de sa sœur que les plus sombres facettes. Pourtant, malgré sa rage, Jill ne souhaite pas partir, se refusant à être coupée de sa moitié. Et si Leo a été rassurée de ne plus être seule les premières années, la litanie haineuse que vomit constamment la fillette à ses côtés commence à la vider de toute énergie, au sens littéral.

Heureusement, Jill est peut-être la seule âme égarée qui lui donne d'aussi violentes migraines. En ce qui concerne les autres, elle n'en a jamais rencontré qui lui soit franchement hostile. Alors, elle fait ce qu'elle peut pour venir en aide à ceux qui le lui demandent, même si cela lui nécessite beaucoup de temps parfois... et l'entraînent dans des endroits franchement peu recommandables.

Pour les auras, Leo a encore énormément de mal à les différencier. Elle évite de fréquenter des vampires ou autres créatures de ce genre, ce qui lui donne très peu d'expérience dans le domaine. Elle peut savoir qui est humain et qui ne l'est pas et pourra deviner la nature de certains avec un peu de bon sens et d'observation, mais elle n'est pas à l''abri d'une erreur, loin de là.

✤ Convictions Quand la nouvelle est tombée, une bonne partie de la population s'est mise à s'agiter ; les hommes ne tenaient plus le monopole en haut de l'échelle alimentaire, ils n'étaient plus les seuls prédateurs, pire, ils redevenaient soudain des proies potentielles et ça leur foutait une trouille bleue. Leo elle-même est passée par plusieurs stades d'acceptation. Elle a commencé par rire. Elle n'y croyait pas. Des vampires ? Vraiment ? Comme ce bon vieux Nosferatu ou plutôt du genre Bram Stoker ? Oh, je vous en prie, sérieusement ? Puis, l'idée d'un canular, d'une blague titanesque, lui a effleuré l'esprit, mais elle a vite abandonné. Parce qu'à force de réflexion, elle remarqua que cela pouvait expliquer certaines choses. Comme les auras, changeantes pour de rares privilégiés, qu'elle ne pouvait percevoir que de nuit, jamais en plein soleil. Les pièces du puzzle médium s'emboîtaient finalement et elle s'en retrouva sonnée. En fait, sonnée est un doux euphémisme. Le monde a été littéralement bouleversé, changé à jamais par la révélation. Des milliers d'années restés dans l'ombre... quelles autres créatures avaient bien pu échapper à la vision de l'homme ? Qui se cachait encore ? Tous ces contes, ces histoires... où commençait la vérité et où finissait l'illusion ? Ils avaient été bernés, trompés. Et ce, avec une dextérité terrifiante. Il y avait de quoi avoir peur, clairement.

Pourtant, Leo s'obligea à ne pas changer ses habitudes, un peu craintive mais confiante au début. Elle se disait qu'ils venaient tout juste de faire le plus surprenant des coming out et qu'ils n'allaient pas gâcher ça en faisant du tord aux humains. Naïve enfant. Après son agression, elle a fini par comprendre que, humains ou créatures de la nuit, la méfiance devait être de mise. Toujours.

Elle est néanmoins satisfaite qu'ils soient sortis du placard, car cela lui a également permis de comprendre qu'elle n'était pas la seule humaine à être différente. Médium. Et bien qu'elle ne fasse partie d'aucun de leurs groupes, une partie d'elle est tout de même soulagée de voir qu'elle n'est pas seule. Qu'elle n'est peut-être pas qu'une erreur de la nature isolée.

✤ Signes particuliers depuis la mort de sa jumelle, l'intérieur du poignet droit de Leo est orné d'une brûlure qu'elle s'efforce de ne jamais mettre à la vue de qui que ce soit. Non seulement son aspect est rebutant, mais elle lui rappelle son rôle dans l'incendie, elle souligne sa culpabilité, son échec.

Elle garde également de son agression une fine ligne blanche presque indiscernable dans le creux délicat entre sa gorge et son épaule. Quelle ironie que cette morsure, elle la doive à un humain.

Premièrement, il y eut Jillian. L'aînée, la plus âgée d'une poignée de secondes. La dominante dans ce duo, la meneuse. Puis vint Levon, la cadette, l'effacée. L'empotée même, qui comptait toujours sur sa sœur pour réparer les pots cassés. Les deux faces d'une même pièce. Pas seulement semblables de loin, mais identiques en tous points. Troublantes copies. Personne, pas même leurs parents, ne parvenait avec brio à les différencier. Du moins, pas physiquement. Parce que, parfaite gamine, une éclipsait l'autre.

Jill était brillante. Il n'y avait pas un seul domaine dont elle n'eut pas la maîtrise. Elle était assidue, attentive, agréable et polie. L'élève modèle, toujours impeccablement peignée et convenablement habillée. Il n'y avait pas le moindre faux pli dans ses jupes et aucun cheveu rebelle ne dépassait de ses épaisses nattes. Si personne n'osait le dire devant Leo, la jeune femme n'a jamais été une idiote et elle devinait aisément, même à l'époque, ce qui était passé sous silence. Jill était la jumelle qui réussissait. Celle qui raflait tous les bons points et qui ne laissait que les miettes à sa sœur.

Leo n'était pas plus bête, loin s'en faut. Toutefois, elle était éprise de liberté et avait un profond dégoût pour les salles de classe catholiques dans lesquelles on l'obligeait à passer ses journées. Elle détestait la décoration presque tout autant que les idées que les professeurs tentaient de leur inculquer. Les cours l'ennuyaient, elle était dispersée, agitée. Alors que certains lisaient leurs prières comme de bons élèves doivent le faire, Leo songeait à mille et une façons plus intéressantes d'occuper son temps libre. Jill lui ressemblait beaucoup, mais contrairement à elle, elle parvenait à faire semblant. Le paraître était un autre domaine dans lequel elle excellait. Si sa jumelle ne parvenait pas à dissimuler le moindre fait à leurs parents et professeurs, Jill était une hypocrite en culotte courte qui dispensait les mensonges avec une aisance redoutable pour son jeune âge.

Il n'y a qu'avec son double qu'elle se montrait totalement ouverte et, sans la moindre arrière-pensée, honnête. C'est pour cette raison qu'elle ne put lui cacher trop longuement sa nouvelle découverte. Quand Jill s'ennuyait à l'église et que son regard se faisait flou, que ses yeux ne pouvaient se retenir de dériver vers les cierges, il lui suffisait de penser au mouvement des flammes pour que ces dernières se mettent à s'animer. Et en se concentrant, elle parvenait à leur donner des formes, à les étirer comme elle aurait pu le faire avec un élastique. Elle murmurait et le feu l'écoutait. Bien sûr, elle ne pouvait en parler à leurs parents ; s'ils ne la faisaient pas enfermer dans un asile, ils la prendraient pour un des messagers du Diable. Seulement, elle avait une confiance totale en sa sœur et elle eut un retour de confidence surprenant. Jill n'était pas la seule à être exceptionnelle ; celle qui se considérait comme son ombre en couleurs était également dotée d'un don étrange qui lui permettait de fourrer ses mains à l'intérieur des gens sans même bouger le petit doigt. Ça lui plaisait qu'elles soient uniques.

Elles passaient des heures dans leur bulle ; un petit fort construit à l'aide d'une couverture en laine qui tombait en cascade de leur lit double  à étage. Elles y complotaient, d'égale à égale, comme ce ne serait jamais le cas en-dehors de cette chambre, et  riaient beaucoup, unies par un lien que seuls de vrais jumeaux peuvent comprendre. Jill avait une pleine confiance en sa sœur et la laissait user de son don sur elle. Leo était parfois maladroite, tâtonnante, mais Jill ne se plaignait jamais. Pendant ce temps, elle tentait de déterminer le stade où son contrôle sur le feu était le plus probant. Quand la cadette faisait accélérer son cœur, les flammes grandissaient comme si on y jetait de petites gouttes d'essence, et ce fut l'élément qui la poussa sur sa voie destructrice. Après cette découverte, elle se mit à partir en quête des états qui lui permettraient de gagner en puissance, de faire augmenter les battements de son cœur. Quand Leo n'était pas dans les parages, Jill recherchait la colère, la peur, l'adrénaline, quitte à se mettre en danger.

Oui, Jill contracta une profonde obsession pour le feu, qui la rongea lentement de l'intérieur à l'instar d'un foutu cancer. Elle emmagasinait dans une petite boîte sous son lit des briquets volés à certains lycéens qui se prêtaient au jeu des premières cigarettes, ainsi que des bougies et des allumettes, certaines déjà noircies, d'autres prêtes à être craquées par ses soins. Elle était fascinée par le contrôle qu'elle possédait sur les flammes, qui se mouvaient toujours au gré de sa volonté et de ses humeurs. Elle déplorait ne pas pouvoir faire la moindre étincelle grâce à la seule force de sa pensée, mais elle était persuadée que cela ne tarderait pas à arriver. Elle y veillait, s'entraînant nuit et jour pour pouvoir accroître ses capacités, sans avoir conscience qu'elle se lançait dans une quête vaine et désespérée. Leo se souvient avoir assisté à sa longue ascension, à sa prise de contrôle presque totale, et avoir songé qu'elle ne s'élevait que pour mieux basculer et chuter. Pourtant, elle n'a rien fait.

Parce que Leo, elle n'était qu'une petite gamine maladroite à l'époque. Elle avait peur et elle ne savait pas comment gérer ce sentiment nouveau. Jill était son sang, son reflet et elle refusait de croire que toute cette histoire puisse dégénérer à ce point. Et puis, Leo était isolée, emmitouflée dans une solitude qu'elle n'avait jamais connue et qui lui glaçait le squelette. Elle n'avait jamais été proche de ses parents, Jill était pour elle son monde, sa vie, son tout. Ce lien avait toujours été une évidence, jusqu'à ce que sa jumelle ne lui réponde par un froid silence et une obsession morbide. Elle était perdue.

Puis, un jour, après une remontrance à l'église, elle s'est dit qu'elle n'était peut-être pas venue au monde pour rien. Qu'elle n'était peut-être pas juste l'ombre colorée de sa jumelle. Peut-être qu'elle était là pour balancer les penchants plus sombres de sa sœur, qu'elle était là pour que les deux parviennent à s'équilibrer. Alors, elle intervint, avouant ses pensées à sa jumelle, sans savoir qu'il était déjà trop tard. Faux pas. Chute précipitée. La fureur fit briller les yeux de Jill, elle l'anima de l'intérieur. Elle se sentait trahie.

Elle voulut lui répondre, mais un geste brusque lui fit perdre le contrôle du feu et la couette sous elle s'enflamma aussitôt, suivie de près par la couverture qui faisait office de mur. Dans un réflexe salvateur, Jill se pencha et poussa Leo de toutes ses forces. Cette dernière emporta la couverture avec elle dans sa chute et le temps de se défaire des replis, les flammes avaient redoublé d'intensité. Leo était tétanisée, mais ça ne pouvait pas se finir mal. Les mauvais détours, les mauvaises rencontres, les mauvaises fins, ça n'arrive qu'aux autres tout ça.

Jill en était également persuadée et elle ne bougeait plus, assise au milieu du brasier en tailleur, les yeux fermés. Elle essayait de reprendre le contrôle. Toutefois, cela dépassait ses compétences, elle n'avait jamais eu à s'occuper d'autant de flammes. Les sourcils froncés, elle puisait une énergie qu'elle ne possédait pas et elle se sentit rapidement étourdie. Le vieux bois se mit à flamber à son tour et elle se retrouva dans une cage brûlante. Prisonnière, elle doubla ses efforts mais le feu la toucha et elle se mit à crier de douleur. Quand les larmes coulèrent sur son visage, Leo sembla se réveiller et se jeta en avant. Elle passa le bras au-dessus des flammes et saisit la main de sa sœur, prête à la tirer vers elle pour la sortir de force. Néanmoins, si Leo tirait fort, Jill bougeait trop, agitée de spasmes cruels alors que, petit à petit, elle se retrouvait couverte par les langues brûlantes de ce feu meurtrier.

Leo comprit qu'elle ne parviendrait pas à extraire sa jumelle des flammes, pas toute seule, mais elle ne lâcha pas sa main. Elle devait leur gagner du temps. Elle pressa ses petits doigts contre les siens avec d'autant plus de force et ferma les yeux, focalisant toute son attention sur la douleur de son aînée. Ses organes semblaient se recroqueviller et hurler ; quand elle les apaisa à l'aide de son don, il lui parut que les siens à son tour se compressaient dans son corps et elle se tordit en deux, haletante. À travers le crépitement des flammes, elle entendit Jill lui hurler de la lâcher, mais elle fit mine de ne rien entendre. Une brûlure insoutenable fit vaciller sa concentration quelques instants, quand le feu se mit à chauffer son poignet et la souffrance explosa dans toutes ses connections, physiques et mentales. Les dents serrées pour étouffer des gémissements et des cris, de la sueur froide trempant sa peau, elle serra plus fort la main de sa jumelle, refusant qu'elle souffre, refusant qu'elle abandonne la partie trop tôt.

La souffrance se fit plus vive, grimpa en intensité. Sa peau commençait à noircir. Elle ne pouvait plus retenir ses hurlements. Elle saignait du nez et un voile sombre brouillait sa vision, quand elle sentit des bras se glisser autour de sa taille pour la tirer en arrière. Elle ne lâcha pas la main devenue inerte, même si elle ne parvenait plus à visualiser les organes de sa sœur, même si elle ne la percevait plus. Les larmes marbraient la suie sur son visage. On la tira plus fort. Encore et encore. Et finalement, ses doigts glissèrent de ceux de sa sœur. Et quelque chose se brisa en elle. Elle sentit un poing d'acier se refermer sur son cœur et elle se mit à suffoquer et hurler le prénom de sa jumelle, de son miroir. Et le silence dévoré par les flammes lui répondit.  

Pourtant, elle ne voyait plus que la petite main calcinée qui était tendue vers elle. Et elle ruait encore, suppliant qu'on la lâche, jurant à tout va qu'elle pouvait l'aider, la sauver. Comme si ce n'était pas déjà trop tard.



Si elle fermait les yeux assez fort, elle pouvait se persuader que cette histoire n'était jamais arrivée. Jill n'avait pas brûlé. Elle n'avait jamais vu sa peau se noircir et se recroqueviller, elle n'avait jamais senti le parfum âcre de la chair brûlée, elle n'avait jamais eu les tympans vrillés par ses hurlements. Mensonges ! On ne lui racontait que des mensonges ! Toutes ces blouses blanches sans visages, mornes fantômes du quotidien, lui faisaient horreur. Ils dégobillaient des fables comme des alcooliques leur whisky bon marché au petit matin, ils vidaient sur elle leur amertume, parce qu'ils s'étaient voués à la faire devenir comme eux ; des ombres sans avenir, ni passé.

Alors, elle criait à son tour. Elle s'époumonait, suppliait, menaçait. Tout pour ne pas se heurter à la réalité écrasante qu'on voulait lui faire avaler. Tout pour ne pas accepter, ne pas avancer. À cette simple pensée, elle hurlait de rire. Avancer ? Et comment on fait quand on n'est plus entier, qu'il nous manque toute une moitié de cœur et d'âme ? Les insolents, avec leurs belles paroles et leurs histoires déchirantes de divorces et autres petits papiers non signés ! À quel moment s'étaient-ils imaginés qu'ils pouvaient comprendre ce que c'était qu'être écorché vif ? Parce qu'au fond, elle savait ce qu'il en était. Morte. Et ça lui faisait l'effet d'un putain de cataclysme. Le mot tournait en boucle dans sa tête, échos déréglés d'une folie profonde.

Elle s'écorchait les phalanges à force de frapper les murs, les sols et les membres du personnel. Quand elle croisait son reflet par mégarde, elle le fracassait avec ses petits poings d'enfant déchirée. On la sangla, l'isola, la bourra de pilules magiques ; elle était une Alice des temps modernes qui ne trouvait pas son pays des merveilles. Et pourtant, les cachets ne la calmaient pas ; certes, elle ne disait plus un mot, ne bougeait plus le moindre cil, mais elle ne parvenait plus non plus à respirer correctement. C'était comme mourir à petit feu. Crever puis revenir à soi et crever encore, encore et encore. Elle avait zappé le Purgatoire, elle était déjà en Enfer. Et Dante et ses tortures brûlantes pouvaient bien aller se rhabiller ; il n'y connaissait visiblement rien à la véritable souffrance. Exit les bains de sang bouillonnants, le souffle glacé des ailes de Lucifer sur son âme et tous ses babillages chrétiens sur la moralité, elle, elle savait.

Leo était aussi terrifiante que terriblement seule dans sa folie, meurtrie jusqu'à l'âme. Jusqu'au jour où elle l'aperçut. D'abord du coin de l’œil. Elle crut que c'était la fin pour elle, que la douleur avait réussi à la détraquer, fragile poupée au crâne fendu. Toutefois, un nuit, elle se réveilla en sursaut, échevelée, déboussolée par son cauchemar encore frais. Et elle s'aperçut que ce n'était pas la peur qui l'avait réveillée, mais un son continu. Elle entendait contre le mur, juste à côté d'elle, deux petits coups secs et rapides, suivis de trois plus lents. Leur code. De manière répétée.

Elle pensa, un instant, qu'elle avait vraiment rêvé. Qu'elle n'aurait qu'à se lever pour aller retrouver sa sœur et elle finit plantée au milieu de la pièce, à se sentir un peu conne quand les souvenirs la submergèrent de nouveau. Morte. Ses jambes cédèrent et ses genoux claquèrent violemment contre le carrelage d'un blanc usé. Morte. Et elle, la malheureuse prisonnière du film Un jour sans fin. Pourtant, quand elle releva la tête et glissa un regard entre ses mèches emmêlées, Jill se tenait devant elle. Il faisait noir dans cette chambre qui ne lui appartenait pas, mais sa fenêtre donnait sur la cour et un lampadaire au loin jetait sa faible lumière blafarde dans l'étroite pièce, ce qui lui permit clairement de voir sa jumelle. Assise en tailleur sur le sol, dans sa salopette confortable... des touffes de cheveux dépassant encore de son crâne osseux. La peau en lambeaux et la chair à vif. Littéralement.

L'horreur apportée par cette vision la secoua si brutalement qu'elle en perdit connaissance. Néanmoins, quand elle s'éveilla, Jill était toujours là. Elle avait sa main abîmée posée sur son front et fredonnait une mélodie macabre qui devait être destinée à la réconforter, mais qui l'ébranlait au plus profond d'elle-même. Sa voix était rauque, les paroles haineuses. Mais Jill était de retour. Elle ne l'avait pas quittée. Elle allait de nouveau pouvoir être entière. Alors, ce qu'elle était devenue n'avait aucune importance.

La pâle ombre qu'était devenue Jill lui appris à prétendre. Faire croire que la crise était passée, que le chagrin était digéré, que tout allait bien. Et si ce n'était pas le cas, Leo pourrait y revenir plus tard si elle le souhaitait, quand elle serait seule ou quand elle ne pourrait vraiment plus rien retenir en elle. Du jour au lendemain, sans qu'aucun psychiatre ne puisse expliquer son cas, elle redevint celle qu'elle était avant. Effacée et aussi douce et docile qu'un agneau. Elle abandonna ses appels au secours et préféra disperser des sourires mensongers sur le modèle de Jill. C'était plus facile qu'elle ne l'avait supposé et au bout de trois mois, quand ils n'eurent plus rien à lui reprocher, ils l'autorisèrent à reprendre sa liberté. Plus de purée assaisonnée aux médocs, plus de cellule d'isolement, plus de colère dévastatrice. Leo était apaisée par cette présence fantomatique, elle se sentait guidée et plus que tout, elle n'avait pas été abandonnée.



« Grylls, ça suffit, tu dégages ! ». La voix de son supérieur claqua dans l'air comme un coup de fouet, la faisant tressaillir et jurer à voix basse. Cette fois, puisque l'ordre ne venait pas de ses collègues, elle ne pourrait pas faire mine de l'ignorer. Sans essayer de retenir son soupir de frustration, elle se retrouva bien forcée à se diriger vers la porte à reculons, le regard toujours braqué sur leur patient fraîchement arrivé, comme si elle pouvait encore influer sur son état, même de loin. Le boss fit claquer sa langue en signe de mécontentement et vint la prendre par le bras pour l'entraîner hors de la petite pièce. « J'ai dit, ça suffit. Depuis quelle heure es-tu à l'hôpital ? », lui demanda-t-il en insistant. Elle leva un regard noir sur lui, mais garda les lèvres closes. Elle était arrivée tôt ce matin, mais il le savait très bien. Il lui posait simplement la question pour qu'elle prenne conscience de ses propres limites, qu'elle était largement en train de dépasser. Il lui rendit une œillade irritée mais inquiète et sortit un mouchoir en tissu de sa poche. « Tu ressembles à un cadavre. Et ton nez saigne. Écoute, je sais que tu devais travailler mais, demain, tu prends ta journée. Tu m'entends ? Je ne veux pas te voir poser un pied ici, c'est bien compris ? ». Ses poings se serrèrent sous l'agacement, mais elle opina d'un geste du menton à contre-cœur, avant de faire volte-face, ignorant le mouchoir tendu. Elle retira ses gants en latex dans un claquement sec, les jeta dans la première poubelle sur son chemin et essuya son nez ensanglanté d'un revers de la main, fulminant silencieusement quant à l'inactivité qui lui était imposée.

Pourtant, une fois débarrassée de sa blouse et hors de l'hôpital, Leo dut bien se l'avouer ; elle se sentait épuisée, aussi bien d'un point de vue psychologique que physique. Elle aurait déjà dû finir son service environ quatre heures plus tôt, mais un carambolage monstrueux leur avait envoyé d'innombrables patients plus ou moins abîmés, alors elle était restée. Depuis, elle n'avait pas arrêté de courir en tous sens, s'occupant de fractures, brûlures et autres jolies plaies de ce genre. Et si son travail était déjà épuisant en temps habituel, son don n'arrangeait rien. Elle l'avait utilisé à quelques reprises aujourd'hui, peut-être un peu trop en réalité, et n'avait pas eu le temps de se reposer deux minutes jusqu'à ce qu'on la renvoie, et maintenant que l'adrénaline refluait doucement au contact de l'air humide de cet hiver enneigé, elle comprenait mieux la décision de son supérieur. Un jour de repos ne lui ferait peut-être pas de mal ; elle était plongée dans une torpeur vague, assommée par une fatigue harassante comme elle n'en avait plus ressentie depuis longtemps.

Elle quitta l'avenue principale pour s'engouffrer dans la venelle qui menait jusqu'à son quartier. Habituellement, elle ne rentrait pas à pieds, mais sa voiture nécessitait quelques réparations et elle l'avait donc laissée chez un mécano du coin en qui elle avait une totale confiance, cela dit ; il ne ferait aucune rayure ou aucun commentaire déplacé sur son bébé et elle la retrouverait plus rutilante que jamais. Seulement, en attendant, elle devait se fier à ses jambes lourdes de fatigue et son sens de l'orientation fragile. Elle aurait peut-être dû se montrer plus alerte, mais elle était trop engourdie pour réfléchir à quoi que ce soit. Elle était dans un état second, hébétée, la tête vide de toutes pensées. Elle se contentait d'avancer avec une précision de robot, les talons de ses bottes claquant sur le béton humide.

La neige continuait de tomber, les flocons virevoltaient autour de sa mince silhouette sombre en un ballet désordonné, mais les températures n'étaient pas assez basses pour qu'elle tienne au sol. Elle entendit, au loin, le rire factice et joyeux d'une décoration de Noël, probablement à l'effigie de ce fameux bonhomme en rouge, et un mince sourire effleura ses lèvres. Jill avait toujours aimé Noël, avant sa mort. L'ambiance éthérée qui se dégageait de cette période, les lumières multicolores, les chants mêlés aux rires et les cadeaux, bien entendu ! Elle adorait déchirer le papier kraft que leurs parents utilisaient...

Elle passait sous le spot blafard d'un lampadaire grésillant, les lèvres étirées en un sourire plein de tendresse, quand une douleur lui vrilla l'arrière du crâne. Elle cria, plus sous l'effet de la surprise que de la douleur, et se rendit compte qu'on la tirait en arrière par les cheveux. Elle essaya de se retourner, mais elle fut brutalement repoussée en avant. Elle trébucha et s'effondra face contre terre. Ses mains amortirent un peu sa chute violente, l'empêchant d'être sonnée par un coup à la tête, et elle voulut aussitôt se redresser.

Le premier coup l'atteint en plein ventre, lui donnant un haut-le-cœur qui la fit retomber sur ses avant-bras, à bout de souffle. Les autres tombèrent si aléatoirement qu'elle n'en garde qu'un souvenir trouble. Le pied chaussé d'une ranger militaire de son agresseur s'écrasa principalement sur son dos et ses épaules, bien qu'il lui offrit également quelques frappes aux jambes et aux côtes. Il la clouait au sol avec un débordement de brutalité qui la fit presque plonger dans l'inconscience. Elle tenta de lutter, relevant sa joue trempée du béton, mais un poing s'abattit immédiatement sur son menton, la paralysant de nouveau.

Son corps tout entier n'était plus qu'un hématome géant, pulsant au rythme d'une douleur qui la frappait par vagues à chaque inspiration, menaçant de l'engloutir au moindre nouveau coup. Étrangement, Leo se rappelle de chaque détail de cette scène, comme si elle avait été spectatrice plutôt qu'actrice. Elle se revoit, le côté droit de son visage imprimé sur le ciment, ses mains écorchées au-dessus de sa tête, un petit nuage de vapeur blanche au bord de ses lèvres fendues et les flocons continuant inlassablement leur chute, témoins insouciants. Elle peut encore ressentir les échardes qui semblaient perforer ses poumons à cet instant, elle peut toujours entendre sa respiration sifflante. Tout lui revient avec une netteté terrifiante, quand ses pensées s'égarent ou qu'elle ferme les yeux pour trouver le sommeil.

Son manteau lui fut arraché de force et son corps fut soulevé du sol par le geste brusque, comme si elle n'était plus qu'une simple poupée de chiffons. Elle se laissa mollement faire, assommée par la volée de coups et il y eut un moment de battement, où le silence retomba ensuite, s'imposant au chaos. Peut-être avait-il décidé d'abandonner cet acharnement ? Sa naïveté vola en éclats, quand elle sentit le poids de son assaillant peser sur son dos. Ses mains gantées ne tardèrent pas à s'activer, effleurant avec une révérence déplacée sa peau qu'il venait tout juste de martyriser. Le froid mordant d'une lame la fit bondir, mais d'une pression dans la nuque, il la maintint immobile tandis qu'il découpait son pull. Sa peau nue fut aussitôt agitée de frissons terribles, ce qui le fit rire.

De la pointe de son couteau, il longea sa colonne vertébrale en une caresse vulgaire, s'amusant de ses réactions. Leo n'osait plus bouger, ne le pouvait plus. Les larmes gonflaient sous ses paupières et elle ne put les retenir davantage quand elle sentit les doigts recouverts de cuir papillonner sur sa nuque, déplaçant avec douceur ses cheveux pour dégager sa gorge, alors que son autre main se glissait sous sa jupe. La haine et l'impuissance lui tordirent les tripes en un mélange explosif. Elle se mit à suffoquer et jeter des cris enragés tout à la fois. Aussitôt, la lame remplaça ses doigts sur son intimité et dans un murmure amusé, il lui demanda : « Est-ce que tu veux une bonne raison de crier ? ». L'instant d'après, il se penchait et une vive douleur éclatait dans le creux moelleux entre son épaule et sa gorge.

La douleur fut semblable à une vielle lame émoussée qu'on tenterait maladroitement de plonger dans son cou ; il la mordait.

Jusque là, elle n'avait déjà eu que peu d'espoir concernant la fin de cette histoire, mais si l'homme n'en était finalement pas vraiment un, elle n'avait plus aucune chance. Il n'allait peut-être pas la violer et la battre à mort, mais tout simplement la vider de son sang. Elle se mit à ruer, à se débattre, comme le font les âmes passionnées quand elles rencontrent la grande faucheuse et il finit par se retirer. Il se releva brusquement, s'arrachant à sa prise comme une bête effrayée. Avait-elle réussi ? Sur le moment, idiote désespérée, elle le pensa sincèrement. La suite lui apprit qu'une voix et des pas l'avaient forcé à fuir. Quelqu'un venait vers eux.

Elle tenta immédiatement de se relever, mais échoua et se contenta de se recroqueviller, secouée de frissons qui ne s'atténuèrent pas plus quand un manteau fut posé sur son corps à demi-nu. Avec des gestes lents et incertains, elle porta une main éraflée à son cou et sentit son sang couler et réchauffer ses doigts... ainsi qu'une petite aspérité coincée dans sa chair. Elle tira dessus et, au bout de plusieurs longues secondes, parvint à l'extraire dans une grimace de douleur. Quand elle porta l'objet à ses yeux, la surprise n'aurait pas pu être plus totale. Une canine en plastique. Une. Foutue. Canine. En. Toc. Prostrée, les yeux fixés sur ce qui lui avait causé tant de douleur, un rire nerveux la secoua. Son agresseur n'avait rien d'une créature de la nuit. Il était juste un imposteur de ces temps violents. Un Homme – si on peut lui donner cette appellation – qui avait emprunté le temps d'une nuit les traits et le costume d'un autre et qui lui avait imposé son fantasme pathétique. Ses épaules se mirent à trembler et, sans un bruit, les pleurs remplacèrent la nervosité. Toutes ses barrières s'effritèrent et tombèrent en poussières à ses pieds.


Pendant vingt-quatre, quelques jours après cet événement, Leo avait éclaté en milles pièces indistinctes. La rage et la haine avaient renversé toute logique en elle et elle s'était enflammée comme une allumette. Elle avait juré retrouver l'enflure qui avait osé lever la main sur elle, elle s'était promis de le débusquer de son trou à rat pour lui infliger ce qu'il méritait. Elle avait hurlé, cassé tout ce qui lui tombait sous la main. Des plans s'étaient construits dans sa tête agitée, les idées s'étaient imbriquées les uns aux autres jusqu'à former un tableau de sévices immonde et parfait. Les objets avaient volé sous ses gestes saccadés, des larmes furieuses avaient dévasté ses joues bleuies et elle avait été à deux doigt de s'arracher les cheveux au sens littéral à de nombreuses reprises. Leo avait été rendue folle par cette impuissance, par cette vulnérabilité écœurante. Et elle s'était sentie glisser sur un chemin qu'elle ne pourrait pas remonter. Elle s'était montrée extrême et, même plongée dans la plus complète des solitudes, elle n'avait pas réussi à retrouver son équilibre. Jusqu'à ce que la fatigue la rattrape et la laisse abrutie.

Maintenant, assise sous le jet brûlant, Leo faisait le compte de ses blessures. Ses prunelles sombres balayaient sa peau qui rougissait lentement, noyant presque sous des teintes écarlates les ecchymoses violacées qui marbraient ses jambes, son ventre et ses bras. Ses doigts les effleuraient, éveillant des douleurs et des souvenirs dont elle ne voulait pas. Et si elle s'était observée dans un miroir, son humeur ne se serait pas améliorée ; elle aurait pu y voir une lèvre éclatée, tout le côté droit de son visage coloré de bleus et un œil au beurre noir. Tu es prête à tourner dans un clip de Michael Jackson, beauté, se complimenta-t-elle en silence avec une amertume saisissante.

Elle laissa retomber ses mains sur ses genoux, considérant que ses paumes écorchées n'étaient d'aucun réconfort, et tenta de se redresser pour paraître moins minable. Ses courbatures la rappelèrent aussitôt à l'ordre et elle abandonna toute idée de fierté. Elle garderait ça pour les autres mais, pour le moment, elle n'était pas en mesure de jouer les belles. Si l'hôpital – ses propres collègues, quelle humiliation, putain ! – l'avait rabibochée, elle se sentait toujours en pièces à l'intérieur. Elle se rappelait le parfum âcre de sueur qui avait accompagné son vampire copycat, le contact du cuir qui pressait sa peau, sa morsure forcée, brutale et malsaine, et surtout, ce froid mordant qui l'avait envahie en sa présence et qui n'était pas entièrement dû à la température extérieure. Depuis ce moment et encore maintenant, elle peinait à se réchauffer et devait s'enrouler dans trois couches de couvertures différentes pour arrêter de trembler les soirs.

Peut-être était-elle toujours en état de choc, elle n'en savait rien et s'en moquait. Elle voulait juste retirer de sa mémoire ce passage. Elle ne pouvait pas se permettre de s'embourber dans des sentiments de rage ou dans des idées de vengeance comme elle avait pu le faire quand elle avait perdu le contrôle de ses émotions ; avec des capacités comme les siennes, ce n'était pas envisageable. Leo devait se reprendre et ce, le plus rapidement possible. Alors, les mâchoires serrées, ignorant les protestations de son corps perclus de douleurs, elle se redressa, coupa l'eau et sortit de la douche. Elle se dirigea vers le miroir recouvert de buée, mais ne chercha pas à la retirer. Si elle avait toujours eu du mal avec son reflet depuis la mort de Jill, son agression n'avait pas amélioré l'image qu'elle avait d'elle-même.

De toute façon, elle connaissait les gestes par cœur. Elle allait se coiffer, appliquer un maquillage adéquat pour camoufler les meurtrissures de son visage, puis elle irait s'habiller. Une fois prête, elle se parerait de son masque impassible et se rendrait au travail. Elle ne devait pas reprendre avant une semaine, alors peut-être lâcherait-elle un ou deux sourires pour montrer que tout allait bien. Parce que c'était le cas, après tout. Tout allait bien.