✤ Traits de caractères Irrécupérable. Au-delà d'un trait de caractère, c'est un état de fait. Je suis tombé trop bas pour espérer un jour remonter. Mais les bas-fonds me plaisent, j'aime les arpenter. Je m'efforce toutefois de ne point trop m'y salir les mains. J'ai toujours été prudent, et ce de manière agaçante. Quand j'étais enfant, j'étais ce lâche qui craignait l'aventure, celui qui préférait laisser ses compagnons partir en éclaireur pour s'assurer que la voie était libre. Aujourd'hui je suis plus téméraire, ou plutôt, disons que le vice me corrompt tellement que je cède malgré moi à son appel. Il m'arrive de me montrer inconscient. Je prends des risques inconsidérés, tant que je puisse obtenir ce que je souhaite. Egoïste, je le suis assurément, moi qui ne vis que pour moi et mon bien-être personnel. Plutôt têtu et lunatique, je suis de bien mauvaise compagnie mais sais toutefois faire bonne figure face aux exigences sociétales. Mon métier m'impose d'être courtois, ouvert d'esprit et à l'écoute des gémiardises de chacun. J'ai été formé à la thanatopraxie, mais comme l'entreprise est récente, il m'arrive également de jouer le rôle d'assistant funéraire et de recevoir les familles. Ces gens-là vous diraient que je suis un homme discret, poli, réservé, efficace, pragmatique. Ils ne me connaissent pas. Mais j'ai besoin d'entretenir l'illusion que je suis un homme sans histoire, un gars un peu simple, qui exécute son travail. Quelqu'un dont l'on est satisfait, quelqu'un qui ne posera pas trop de questions. Quelqu'un que l'on finit par oublier. La réalité est tout autre. Je suis avare, avare de tout : avare en argent, avare en compliments, avare en sentiments. Peu émotif, je préfère l'action à la mièvrerie du cœur. Je suis plutôt malin et lorsqu'il s'agit d'obtenir ce que je veux, je sais manier les mots avec diplomatie, lorsque je ne me laisse pas entraîner par ma cupidité. Je suis également profondément méticuleux et perfectionniste lorsqu'il s'agit de mes collections. Le travail mal fait, bâclé, désordonné m'horripile. Dans la mesure du possible je tente de suivre une ligne de conduite, d'agir avec prudence et patience mais j'ai de plus en plus de mal à me contrôler ; le pouvoir m'attire, le fric, la dope, la suprématie, tout. Mon caractère autrefois mesuré trempe désormais dans l'illicite et la décadence. L'ordre obsessionnel régnant dans mon appartement, aux allures de musée déserté de toute vie humaine, est peut-être le dernier vestige de ma raison.
✤ Occupation nocturne Je travaille dans l'entreprise familiale, créée par mon oncle, Eternal Sleep. Des pompes funèbres. Une idée de mon oncle - brillante, à n'en point douter. Quoi de mieux pour deux nécromanciens qu'une plate-forme connectant la vie et la mort, et ce en toute légalité ? Nous sommes la berge recueillant les cadavres fraîchement apportés par la houle, après un naufrage. Les défunts se déversent dans la gueule béante de notre machine à fric. Mon oncle se goinfre salement de tous les profits dont nous bénéficions grâce à l'entreprise. Pour ma part, je me contente d'y travailler comme un banal employé, préférant me remplir les poches grâce à mes activités frauduleuses en parallèle, ce qui arrange les petites affaires de tout le monde au final : Miroslav, en tant qu'actionnaire majoritaire et également maître de cérémonie, tire la majeure partie des bénéfices, et moi, j'apparais comme un simple gars avec une lubie un peu bizarre, dévoué à sa famille. Il est vrai que la thanatopraxie n'est pas une passion des plus communes… Moi, j'adore mon métier. Je le pratique de jour comme de nuit, mes horaires sont souples et paradoxalement imprévisibles. Il faut savoir s'adapter à la demande, et aux imprévus. Parfois, mon oncle et moi usons de notre magie pour dénouer des litiges familiaux, moyennant finances… Les morts se relèvent, et nous leur donnons le droit de parole. C'est souvent une question d'héritage, ou dans le cadre d'une investigation judiciaire lors d'une mort suspecte. Mais en général, si je le peux, j'évite de me mêler de ce qui ne me regarde pas. Et puis, en réalité, l'entreprise est plutôt une couverture pour moi. Si mon oncle s'y adonne pleinement, moi, j'y accorde une importance moindre, bien plus absorbé par la chasse aux vampires. Je deale depuis quelques années, à présent - au début, c'était de l'herbe, puis du crystal, jusqu'au jour où le V-Juice fit son apparition et depuis, je m'y consacre presque exclusivement. J'ai débuté prudemment, mais à présent je commence à traquer les suceurs de sang pour leur arracher de force la précieuse substance. Cette pratique demeure toutefois rare, parce que je ne suis sûrement pas encore assez fou pour me mettre à dos ces créatures. La plupart du temps, je négocie avec eux, je les paye, ainsi ils me fichent la paix et moi, j'obtiens mon dû. Le reste du temps est consacré à ma collection, à ma névrose obsessionnelle, ou encore à quelques sorties nocturnes dans des milieux plutôt underground.
✤ Manies, habitudes & goûts Né de parents luthiers-ébénistes, j'ai hérité de leur passion : j'adore travailler le bois. Meubles, instruments de musique, quelques cercueils, mes mains pétrissent, restaurent et créent avec une patience infinie. Je suis bon cuisinier, j'aime tester de nouvelles combinaisons, mais mes préparations ne conviennent pas toujours à autrui. Je m'y connais également en boissons, pour avoir été barman quelques temps, je sais comment délier les langues et atteindre les hommes au cœur avec quelques verres savamment dosés. Je possède beaucoup d'ingrédients chez moi, de toute sorte, issus de tous les continents ; mais surtout, je collectionne le V-Juice. Tel un grand sommelier, je travaille mes papilles et appréhende la diversité des saveurs qui composent ce produit. Je ne suis pas accro aux effets de la drogue, en revanche je suis obsédé par sa possession. Je conserve chaque échantillon dans un récipient en cristal, car le sang doit rester pur. C'est une obsession ; chez moi, tout est classé, ordonné, répertorié. Chaque chose est à sa place. Je déteste inviter qui que ce soit chez moi, car je suis le seul à comprendre la logique de l'agencement de mon lieu de vie et de mes petits trésors. Comme un fin gourmet, je suis à la recherche de la saveur ultime. Si la perfection est de ce monde, et si elle coule dans les veines de l'un de ces vampires, soyez assurés que je la trouverai.
✤ Nécromancie & vaudou Mon travail me permet d'exercer assez facilement ma magie. J'aime me livrer à diverses expériences avec les cadavres tout frais qui passent entre mes mains ; aussi, ma pratique est régulière et plutôt assidue. Le passage du vivant à la putréfaction me fascine. Je sais relever un mort et le contrôler quelques instants, cela peut aller jusqu'à plusieurs heures si la mort est survenue très récemment. Au-delà, j'ai encore du mal à maîtriser mon pouvoir si l'état de décomposition est trop avancé. Ayant connaissance des trois jours nécessaires avant le réveil des morts, la municipalité et les instances judiciaires nous ont accordé une nouvelle réglementation : les délais avant les mises en bière sont souvent allongés. C'est un service que propose notre société, si besoin est de communiquer une dernière fois avec le défunt avant de l'inhumer ou de l'incinérer. Posséder un serviteur zombie à plein temps ne m'inspire que très peu : la seule fois où j'ai tenté l'expérience, j'ai failli y laisser la vie, depuis je veille à soigneusement nourrir les créatures que je relève et à ne pas passer trop de temps en leur compagnie. Mais mes expériences ont un coût : les âmes des corps sur lesquels j'exerce mes pouvoirs ne voient pas toujours d'un bon œil mes expérimentations. Certaines me hantent encore des semaines durant. Les plus tenaces parviennent parfois à s'accrocher à mon âme. Je suis alors possédé. L'esprit s'installe dans ma tête, durant quelques instants, jusqu'à ce que je parvienne à trouver la force nécessaire de l'expulser. Lorsque je parviens à résister plus ou moins à la possession, c'est la crise de convulsion, proche de l'épilepsie. Mais lorsque je me retrouve face à plus fort que moi, mon corps se retrouve à la merci de l'esprit, jusqu'à ce que je parvienne à suffisamment canaliser ma magie pour reprendre le dessus. Un seul de ces esprits demeure depuis plusieurs années fréquemment à mes côtés : celui d'une vieille dame, aristocrate à l'accent british, affublée de bonnes manières et de règles de morale et de bienséance à n'en plus finir. Elle s'appelle Daisy, et elle adore venir houspiller. Fort heureusement, elle n'est pas toujours là, et j'ai fini par m'accoutumer à sa présence incongrue. En revanche, mon usage fréquent de la nécromancie me gangrène ; la magie nécrose mes organes, ils vieillissent plus vite que ceux du commun des mortels, mon cœur est faible et je suis facilement essoufflé lorsque je dois fournir un effort. En ce qui concerne le vaudou, je m'y intéresse de plus en plus ; j'ai participé à quelques rituels en compagnie de Miroslav lors de voyages sur le continent africain.
✤ Convictions La Révélation a été l'élément déclencheur opportun. Véritable bouleversement, elle a été pour moi un tremplin qui a non seulement grandement facilité ma pratique de la nécromancie, mais m'a également propulsé vers le marché noir du trafic de V-Juice. Auparavant cantonné à de discrètes expériences dans le fin fond de la Russie, la Révélation m'a ouvert au monde ; c'est après cet évènement que j'ai décidé de quitter l'Asie pour l'Amérique, et m'installer à Shreveport. La pratique de la nécromancie dans le cadre de notre entreprise de pompes funèbres est désormais tout à fait légale, lorsqu'elle dessert l'intérêt des familles. Et en ce qui concerne la drogue, la Révélation a mis en lumière les vampires, il m'est alors devenu beaucoup plus facile de les repérer. Je peux même me fier à la réputation de certains pour sélectionner mes cibles potentielles. Et je n'ai plus à me cacher moi-même. Que demande le peuple ?
✤ Signes particuliers Je suis ventriloque et marionnettiste. Quand j'étais enfant, je m'entraînais beaucoup. Aujourd'hui, je trouve ce don idiot mais il est resté.
Je possède de nombreux tatouages sur les bras, le torse, le dos. C'est une passion.
Mon accent slave est assez prononcé, bien que je parle couramment l'anglais.

Je n'ai toujours été qu'un putain de dernier.

Le dernier de la fratrie.
Le dernier à grimper dans le bus scolaire.
Le dernier à finir ses devoirs.
Le dernier à aller me coucher, après avoir consolé Maman qui attendait devant la télévision, persuadée que mon père allait rentrer. Mais mon père rentrait toujours trop tard. Lui aussi, il était un éternel retardataire. Et ma mère, une femme naïve au pardon éternel.
Le dernier à comprendre l'humour de ma bande de copains. Le dernier à me marrer, à l'une de leurs blagues.
Le dernier à abandonner l'idée de me faire aimer des gens. Des autres. De l'humanité.
Le dernier à finir mon lait ou ma vodka. Je n'ai jamais su boire vite. Ca m'angoisse, ça me brûle. Je ne veux pas étouffer, je ne veux pas crever.
Le foutu dernier à comprendre que les hivers russes sont mortels.

Maman attendait toujours mon père, cette nuit-là. Cette fois, il ne rentrera pas.
J'avais douze ans.
Et la tempête avait tout ravagé. Le cœur de ma mère demeurerait ensuite enlisé sous la neige, prisonnier des glaces. Même moi, je ne parviendrai plus jamais à la réchauffer.

Miroslav est le frère de Maman. Il était peut-être le seul de ma famille à croire que du potentiel stagnait quelque part en moi, comme une nappe phréatique dont personne ne soupçonnerait l'existence. Comme un gisement de pétrole non-exploité. Mon oncle a toujours été un bon investisseur, gorgé d'ambition. Maman aussi était nécromancienne, mais elle n'a jamais eu ni le cœur, ni la patience de m'apprendre. Nous en discutions parfois ensemble, autour d'un dîner modeste, lorsque mon frère et ma sœur étaient absents. J'étais le seul de la fratrie à posséder le Don. Mon frère et ma sœur le savaient, mais ils n'en parlaient jamais. Même si cela les effrayait, je crois qu'ils étaient un peu jaloux. Parce que j'étais différent, parce que enfin, je savais faire quelque chose dont ils ignoraient tout. Des portes m'étaient ouvertes, des portes qu'ils ne pourraient jamais franchir. Ma sœur, surtout, était ivre d'envie. Mon frère a toujours été moins rancunier, plus indépendant. Comme ils étaient tous deux plus grands que moi, nous ne partagions pas grand chose au début. J'ai eu une enfance plutôt solitaire, dans les premiers temps. Je cherchais des occupations. Je passais beaucoup de temps avec notre chien. Lorsqu'il est mort, il m'a fallu trouver autre chose.

C'était finalement avec mon oncle que je passais le plus de temps. Je parle là de compagnie humaine, d'une présence réelle et active, d'une relation mutuelle et pas seulement unilatérale. Car j'avais aussi mes marionnettes. Les autres enfants disaient que c'était une passion un peu morbide, que j'étais bizarre. Souvent, j'ai espéré qu'elles se lèveraient une nuit, s'arracheraient à leur immobilité. Inutiles, leurs fils pendouilleraient derrière elles tandis qu'elles effectueraient leurs premiers pas dans ma chambrée. Tel le savant fou Frankenstein, j'aurais donné la vie à une nouvelle espèce de créatures. En attendant, je m'exerçais souvent à les manipuler. J'adorais imiter les muscles et articulations humaines, leur conférer une apparence semblables à celles des hommes, tant et si bien que leurs silhouettes en étaient parfois troublantes. Ma mère n'aimait pas trop savoir que je passais plus de temps en compagnie de mes marionnettes qu'avec d'autres enfants, mais je lui expliquais que je n'aimais pas trop aller jouer dehors, car les autres enfants ne faisaient jamais ce que je désirais. Avec une marionnette, les choses sont plus simples. Aucun de mes jouets n'a jamais pu me nuire. C'était moi qui les contrôlais, c'était moi qui les manipulais. Je décidais. Je ne me mettais pas en danger. Mes sentiments ne les heurtaient pas, et elles ne pouvaient m'en envoyer aucun pour répliquer. Entre mes mains, elles étaient des pantins désarticulés. Il n'y avait que moi qui pouvais leur insuffler la vie.

Mon oncle s'occupait de mon initiation, même s'il est vrai que ma mère aimait savoir comment les choses avançaient. Nos discussions autour de la nécromancie étaient d'ailleurs de rares moments privilégiés entre elle et moi, des moments où je croyais fermement qu'elle m'aimait comme je l'étais, et qu'elle était fière de moi, autant que de mon frère ou de ma sœur. Je n'ai jamais su jusqu'où elle avait poussé la pratique du vaudou dans sa jeunesse ; à vrai dire, je ne l'ai jamais vue user de ses pouvoirs. Avec le temps, peut-être que son don s'était éteint. C'était comme si cela ne l'intéressait pas, du moins pas pour elle-même. C'était comme si elle vivait sa magie par procuration, à travers moi. Peut-être que j'étais sa marionnette. Après tout, elle m'a donné la vie. Mais elle a bien vite perdu le contrôle des fils qui me retenaient à elle.

Eclaboussé par l'ambition de Miroslav, j'ai commencé à avoir des rêves de grandeur, des envies d'ailleurs. Médiocre à l'école, j'étais toutefois habile de mes mains, sûrement grâce à mes parents. Luthiers-ébénistes de formation, ils m'avaient transmis leur passion du bois et du travail de cette matière si noble. J'aurais pu demeurer dans cette lignée, me cantonner à m'inscrire dans ce chemin tout tracé, dans cet avenir prévisible, et ne jamais aller explorer d'autres dimensions. Mais l'ailleurs m'obsédait. J'ai commencé à dealer à mes dix-sept ans. Au début, c'était juste de petites magouilles, un peu d'herbe pour la bande d'adolescents avec qui je traînais parfois. Avec le temps, j'ai voulu élargir mon cercle de distribution. Il fallait voir plus grand. La Révélation ayant eu lieu, l'ordre du monde était bouleversé. C'était le moment pour moi de devenir quelqu'un, enfin.

D'un commun accord, mon oncle et moi avons finalement quitté la Russie pour le continent américain. Je ne laissais pas grand chose derrière moi, si ce n'est d'amers souvenirs. Et une mère esseulée.
Mes marionnettes, je les ai emportées avec moi. Aujourd'hui encore, même si je les délaisse dans un coin de mon appartement, je demeure incapable de m'en débarrasser.

Mon initiation progressait. Je devenais presque bon. J'étais assidu, et surtout, foutrement intéressé. La mort me fascinait, la vie qui s'estompait, ces bribes d'existence que je ravivais. A mes vingt-deux ans, je parvins à réanimer un mort seul et à conserver le contrôle sur lui pendant quelques instants. J'étais fier, je sentais que quelque chose de nouveau s'était accompli. Je savais qu'il fallait mettre ce don à profit, mais j'ignorais encore comment. C'est à la fin de mon initiation que mon oncle s'investira dans la création de l'entreprise de pompes funèbres, Eternal Sleep, comprenant le business qui s'offrait à nous. Pour ma part, j'enchaînais les boulots sans importance. J'avais pris mon indépendance et à présent, mon oncle vivrait dans les appartements situés au-dessus de notre société. Pour ma part, j'avais opté pour un appartement dissimulé dans les bas-fonds de Shreveport. Là, personne ne viendrait me traquer. Je deale de plus en plus, je me trouve une nouvelle clientèle. Ils veulent plus, toujours plus. Je me forme à la thanatopraxie pour pouvoir travailler dans l'entreprise de mon oncle, il a besoin de moi. Mes études me fascinent.

Il y a cette substance. Le V-Juice. J'en entends parfois parler, dans le milieu. Du sang de vampire. Il paraît que bientôt, ça va rapporter gros. Ce sera la pire drogue dure du marché, une véritable saloperie, de quoi créer de bons addicts qui viendront réclamer leur dose bien assez tôt, qui me supplieront, promettront d'exécuter la moindre de mes volontés, simplement pour quelques gouttes du précieux nectar. C'était plus que tentant. Je commençai à me renseigner doucement, mais mon excitation grandissait d'ores et déjà. Je commençais à scruter les créatures de la nuit, les vampires. Je savais les reconnaître, à l'odeur particulière qu'ils dégageaient, ainsi qu'à leur charisme surnaturel. Ils me fascinaient. Par chance, j'aurais l'occasion d'en approcher un de près.

Ikarias.
Un type relativement sympathique, un mélomane. Toute passion est dangereuse, car elle détourne suffisamment l'attention, offrant alors le corps et l'âme en pâturage à tout prédateur. Et j'étais devenu un prédateur. Il l'ignorait. Je crois qu'il me faisait confiance. Je bossais dans sa salle de concert, j'étais barman, je ne me débrouillais pas trop mal, en tous cas, il avait l'air satisfait. Parfois, il prenait le temps de discuter avec moi. Bien sûr, lui parler ne me déplaisait pas ; au contraire, j'étais fasciné par son phrasé, son élocution, les mots qu'il choisissait ; je dévorais tout, avide de lui. Il finit par m'obséder. Il fallait que je sache. Il fallait que je goûte. Il savait que je dealais et que je commençais à m'intéresser au sang de vampire, mais cela ne semblait pas le tracasser. Peut-être qu'il me laisserait essayer. Peut-être qu'il m'offrirait son poignet. Quelques gouttes, Ikarias, seulement quelques gouttes… Tu n'auras même pas mal… Une nuit, je franchis la limite. Après avoir trop souvent fantasmé la saveur de son sang, je le coince une fois contre le comptoir, après que tous les clients aient quitté les lieux. J'avais tout prévu : je savais que les vampires étaient bien peu de choses face à l'argent et aux objets religieux. J'avais un poignard, des chaînes, un crucifix. Je l'ai frappé avec la lame argentée. Je ne sais plus s'il a crié, mais je me souviens avoir cru l'emporter. Quelques gouttes, juste quelques gouttes. Je n'avais pas anticipé sa vivacité et sa force. Aujourd'hui encore, je conserve une cicatrice, suite à notre violente altercation. Mais si je le recroise, cette fois, je ne le manquerai pas.

Il m'a renvoyé, évidemment. Peu importe, le travail honnête est une couverture pour mes activités frauduleuses. J'entre enfin dans la compagnie familiale, et je peux exercer le métier qui était fait pour moi, depuis le début. Miroslav gère le plus gros de l'affaire ; moi, je me contente de faire mon travail, et de lui filer un coup de main lorsqu'il me sollicite. Je prépare les corps. Je reçois les familles, leur expose nos forfaits. Tout cela nous rapporte pas mal. J'exerce ma magie sur les cadavres qui passent entre mes mains et, quelques fois, les familles me demandent de les réanimer. Pour eux. Pour leur parler une dernière fois. Ou alors pour une question d'héritage, ou de mort suspecte. Parfois alors, la police intervient, où la justice, cette machine broyeuse. Nous nous plions sans rechigner à ces exigences. Business is business. Mon oncle, tout comme moi, est obsédé par l'argent.

Mais tout ne se déroule pas comme toujours comme prévu. Parfois, les âmes errantes me hantent, après avoir déserté leur enveloppe charnelle. Et l'une d'entre elles s'acharne.
Daisy. Une vieille dame, à l'accent british. Une mort étrange. On a suspecté un poison discret, mais efficace. Je l'avais réanimée pour qu'elle parle une dernière fois, comme le désirait sa fille, mais rien. Elle s'était contentée de me regarder, livide. Son âme n'a pas tardé à venir me hanter par la suite. Cela arrive. Quelques jours, quelques semaines parfois, ensuite l'âme se lasse et me délaisse. Mais pas elle. Elle demeure. Comme s'il y avait quelque chose que je devais comprendre. Comme s'il y avait quelque chose qu'elle devait me transmettre. Sa présence m'effrayait dans les premiers temps, toujours importune. Elle n'est pas malveillante, non, mais elle aime me sermonner et me déblatérer ses convictions sur la jeunesse décadente que je mène honteusement. Je ne sais pas comment me débarrasser d'elle, mais elle ne me fait rien de mal après tout… si ce n'est m'agacer profondément. Nous nous disputons souvent, elle et moi. Elle commence à connaître ma vie, à force de l'arpenter. Et moi, je sais aussi des choses sur elle, puisqu'elle ne se prive pas de me les raconter, alors qu'elle sait pertinemment que je m'en fiche éperdument.

Elle qualifie mon trafic de drogues de véritable abomination. Comme si j'avais besoin que quelqu'un me fasse la morale ! A l'entendre, elle couve un enfant de paroles protectrices, pour l'empêcher d'enfourcher son nouveau vélo, afin qu'il ne se fasse pas mal - il risque de tomber, après tout. Peu m'importe ! J'ai repéré quelques clients intéressés par le V-Juice. Et comme la pauvreté touche chacune des races, en m'immisçant quelque peu dans l'existence de certains vampires, je finis par en dénicher certains qui acceptent de me vendre un peu de leur sang, moyennant finances. C'est ainsi que les affaires sérieuses débutent. Mais je suis prudent, avec ces sangsues, il le faut, je ne me rappelle que trop bien de la virulence d'Ikarias lorsque j'ai tenté de lui extirper de force sa précieuse vitae. L'accord d'un vampire est précieux, pour coopérer avec lui. Mais la quête du pouvoir m'obsède. Je veux tous les goûter, le nectar, tous, je les veux, je les veux pour moi, je veux tous les posséder. Ma collection se densifie. Je deviens de plus en plus méticuleux, de plus en plus obsédé par la perfection que je traque sans relâche.

Mais il y a cet homme, avec qui je fais affaire depuis quelques temps. Il n'est pas comme moi, il est plus téméraire. Niklaus. C'est comme s'il n'avait aucun principe. Si ce n'est le plaisir de la quête. Le sang lui sert essentiellement pour ses rituels. Il en use égoïstement. J'en use aussi égoïstement, mais pour moi, le sang de vampire fait plutôt office de monnaie d'échange. Pour ma part, c'est le fric qui m'intéresse. Nous nous échangeons nos contacts, je lui parle de mon envie de chasser des vampires, je lui ai même montré ma collection. J'ai également évoqué l'agression ratée d'Ikarias. Si nous faisions alliance, peut-être réussirions-nous ensemble là où j'avais échoué seul ? Il a déjà tué pour de la vitae, lui. Pas moi, pas encore. C'est sous son influence que j'entraverai mon premier vampire. Que je lui planterai ensuite un pieu dans le cœur. De toute manière, si je l'avais laissé partir, il m'aurait balancé. Je ne sais si j'ai éprouvé du plaisir en le tuant. Sûrement pas plus qu'en dégustant le liquide carmin que je lui avais extrait de force. Je deviens plus ambitieux, plus inconscient. Lui et moi, nous pouvons accomplir de grandes choses. Il est plus expérimenté, il m'enseigne des choses, des choses qui me plaisent. Il me fascine, lui tout entier, son mode de vie, son sang-froid ; tout. Je préfère ses actes à ses paroles, même si j'aime me nourrir de ses mots. Il est comme moi, il est un homme d'action. Daisy ne l'aime pas, elle le trouve de mauvais goût, elle dit que c'est un mauvais garçon. Un sale type. Tout comme moi.

Je suis un sale con.
Mais je m'enrichis. Mes clients deviennent dépendants. Je suis dans la maîtrise. Notre commerce s'amplifie. Bientôt, je retournerai en Russie quelques jours, pour revoir ma mère.

Dans le silence de ma chambre, désarticulées dans l'ombre, les marionnettes attendent de prendre vie.