Cela fait une année jour pour jour que le train dessert la ville de Jackman, ma ville, et la gare ne désemplit pas. Mes concitoyens avaient peur que cet investissement soit inutile, certains même se révoltaient de voir une locomotive traverser la forêt, le joyau de notre Comté, mais au contraire, désormais ils, tous sans exception, se réjouissent d’entendre au loin le sifflement de la vapeur. Alors, pour cet anniversaire, je suis satisfait de cette victoire, de cette audace que j’ai eu car, de plus en plus, presque chaque semaine, et le rythme s’accélère mois après mois, de nombreuses hommes, parfois des familles même, arrivent pour construire et bâtir ce monde nouveau. Je suis satisfait de cet essor économique qui, en augmentant la population locale, favorise les échanges avec les plus grandes cités et l’industrie lointaine. Ma bourgade n’est plus un repère de paysans et de bucherons, non, le train l’a métamorphosée, la vie s’est emparée de la ville, le commerce s’étend, les gens sont plus heureux. Hier soir en me promenant dans mes rues, j’ai encore entendu des rires joyeux émanant du pub, les gens festoyaient, ripaillaient, fêtaient encore une journée de labeur satisfaisante et bien payée. Je ne sais ce qu’ils font exactement, ces gardes-forestier, si ce n’est des rondes dans les bois, je sais juste que, outre le fait qu’ils protègent les ouvriers sylvestres et cartographient les bois, ce qui est un grand bien pour Jackman, lors du prochain train, d’autre gardes-forestier arriveront. Ils s’appellent, expliquant qu’il y a beaucoup de travail ici. Demain, pour le discours, il faut que je les félicite et les mette à l’honneur, voir en fasse l’emblème de la ville.

Mémoire de Richard Derkon, maire de Jackman.
1890

Aujourd’hui, nous appellerions cela un parc d’attraction, un centre d’activité ou encore une base de loisir, mais à l’époque seul le nom carnage sortait des bouches de mes congénères. La peur et la haine étaient les maîtres-mots du quotidien, ils s’étaient réuni et avaient décidé qu’il ne fallait fuir car cette terre était notre mais que le combat ne serait une option puisque cela n’allait en accord avec les rites, les coutumes et les croyances de chacun. Ainsi, ils se cachaient, du moins ils essayaient de ne rester passifs face à ces fusils et ces humains venus chasser avec hargne les nôtres.
Des années plus tard, j’appris que notre meute était l’une des plus grandes du continent nord-américain ; déjà imposante avant la colonisation puisqu’il s’agissait là d’une alliance entre les tribus indiennes locales, sa notoriété et son nombre croissaient grâce aux idéaux pacifistes qui étaient inculqués aux plus jeunes et qui se répandaient. Lorsque les premiers loups européens arrivèrent coloniser les nouvelles terres, nombreux furent ceux qui rejoignirent la meute. Ils arrivèrent à vivre en symbiose avec la société tout en restant toutefois cachés dans la nature, les esprits des loups anciens devaient aider et la nature elle-même devait les protéger. Il y avait ça de magique dans le Maine avant, ou dans de nombreuses terres, chose qui désormais a disparu, malheureusement. Quoi qu’il en soit, à la fin du dix-neuvième siècle, la Maine avait en son sein le plus grand effectif de lycanthrope de l’Amérique, rassemblé en une meute unie, mais à l’aube du vingtième la meute n’existait même plus.


Le coup de grâce cingla lorsque l’Ulfric s’en alla avec deux lukoïs et un chaman, fuyant les conflits et tentant de protéger quelques vies lupines, à savoir mon frère et moi.
La Nouvelle Lune brillait dans les cieux éclairés par un puissant mais pâle Soleil septentrional lorsque des hordes de chasseurs armés jusqu’aux dents assaillirent la muraille sylvestre et la percèrent avec une aisance déconcertante. L’écho des tirs devait faire frissonner de peur chaque être, chaque âme, qu’elle soit animale, végétale ou simplement présente depuis l’Au-Delà à contempler ce carnage, mais ce qui attisait la panique dans ce labyrinthe végétal n’était autre que les cris de douleur où l’espoir de survivre ne se peignait guère dans ces sons d’affliction parvenant aux oreilles, hurlements dignes du tonnerre grondant, suivant l’ombre des éclairs de feu tirés par ces humains vindicatifs.
Pourtant, parmi ces beuglements de peine jaillissants de part et d’autre des bois, un seul dénota. Une femme hurlait, mais ce cri de douleur, de peine et de panique ne prenait racine dans son égocentrisme exacerbé et rendu fou par cette peur de voir sa vie prendre fin dans quelques instants, non, cette dame là, noble et prête à se sacrifier, tentait d’alarmer son entourage pour protéger sa progéniture et tout son corps s’électrisait afin de défendre la chair de sa chair. Ainsi, lorsque les chasseurs fracassèrent la porte, la surprise de voir un loup en cette pleine journée les mena à leurs pertes, aussitôt entrés, aussitôt lacérés de toutes parts. Mais, la vivacité de cette louve ne fut suffisante pour survivre face à ces fusils peignant son pelage de neige d’auréoles écarlates, lorsque tous furent effondrés, des pattes flanchèrent à son tour et ce ne fut une gueule ensanglantée qui rencontra le plancher mais un visage dévasté par l’harassement, aux cheveux mêlés à la sueur et au sérum vital collés contre la peau et aux yeux emplis de larmes. Elle n’eut, la pauvre, que le temps d’émettre un faible hurlement afin d’appeler ses congénères avant de s’éteindre définitivement, la main sur son ventre rond.

Une éternité plus tard, alors que la pluie de feu s’abattant sur la forêt s’était tue, deux hommes entrèrent sur cette scène de carnage ; un vieux sage, portant un sac en bandoulière rempli à raz bords et un autre, d’apparence quarantenaire, fort, imposant et intimidant. Il déposa en toute hâte son fusil et ordonna à son aîné de s’occuper de la louve, d’essayer d’en sauver. Lui, il expliqua qu’il cherchait Phineas car, en connaissant Nausicaa, continua-t-il d’expliquer, elle l’avait protégé. Ainsi, le vieil homme ouvrit le ventre de la morte en deux à l’aide d’un couteau trouvé ici, au hasard, et il saisit dans ce trou béant dépourvu de vie, l’un après l’autre, deux petits êtres presque arrivés à terme. La première vivait, la seconde non, il était arrivé quelques secondes trop tard, ou s’y était mal pris, ou... Mon frère, lui, était barricadé dans une autre pièce de la maison perdue dans les bois, tremblant comme une feuille et tétanisé de peur, un mutisme lui fut offert par son traumatisme. Dieu seul savait ce qu’il avait vu.
Le soir même, alors que le Soleil se couchait enfin et offrait aux lupins une chance de s’en sortir, l’Ulfric hurla à la Lune inexistante dans les cieux et appela les siens. Personne ne vint. Au petit matin, il s’enfuit avec le chaman, tentant d’oublier ces terres où le glas venait de sonner pour les Loups-Garou, un nouveau-né n’étant le sien dans ses mains.

C’est ainsi que se déroula le jour de ma naissance, du sang coulant à profusion et une fête humaine qui rendit mon frère et moi orphelins.

Par la suite, nous étions donc quatre. Un alpha dépouillé de sa meute, un chaman éloigné de sa tribu, un petit garçon traumatisé par la mort de sa mère et son ouverture en deux par ledit chaman qui, désormais, ne communiquait plus et moi. J’étais l’innocence incarnée, la seule personne ayant évitée ce carnage, la seule qui pouvait grandir sans avoir de base gangrénée et pourrie par le sang déversé. Mais cela ne se passa ainsi. Nous n’étions quatre, une cinquième personne nous accompagnait depuis le début et seul le chaman pouvait la voir. Il s’agissait d’un petit loup blanc, un louveteau à peine plus grand qu’un lapereau, il n’arrivait guère à marcher, c’est à peine si ses pattes le portaient, mais il tournait sans cesse autour de moi, me léchouillait à l’aide de sa langue fantomatique ou me regardait dormir. Mais personne ne l’apercevait alors tout le monde pensa, du moins l’Alpha, qu’il était question là d’une hallucination de la part de l’indien, qu’il était hanté par le regret de n’avoir pu sauver ma sœur. Car il s’agissait d’elle, il disait qu’il s’agissait d’elle. Il tenta de le faire taire, en vain. Ce chaman, peut-être vraiment rongé par le remord, parlait toute la journée avec ce petit loup, lui racontait ces histoires du monde, lui expliquait la vie, l’éduquait en somme. Personnellement, du haut de mes quelques mois, je ne comprenais rien puisque mes facultés cognitives demeuraient encore proches du néant mais mon frère, lui, entendait et voyait tout. Le chaman amplifiait le traumatisme de mon frère au lieu de le nuancer, voir d’essayer de l’estomper. La blessure de Phineas s’infectait, il se refermait sur lui-même avec l’image de cette femme gisant quelques pas sous lui, femme morte qui fut soudain éviscérée par cet homme qui parlait seul, à une créature invisible qu’il osait appeler sa sœur.