La musique était psychédélique, dans l’esprit endormit de la sorcière. Tout s’enchaînait, à une vitesse folle, les sons, les images, tout était erroné, rien ne semblait cohérent, et elle s’agitait dans son sommeil, serrant la peau pâle qui n’était pas la sienne. C’était des images de pendus se balançant au gré du vent, comme dans ce poème de Villon où il évoque avec une troublante véracité ces criminels que l’on a laissé pourrir au soleil, au gré des charognards. Ca tournait, dans la tête de la sorcière. Elle avait mal, au cou, elle souffrait, il lui semblait qu’elle ne pouvait plus respirer et elle ouvrit les yeux, paniquée, en sentant des doigts fins effleurer sa peau. Elle faillit frapper, se défendre contre un agresseur invisible, mais elle ne vit que deux jolies billes bleues en train de la fixer, deux petites billes qui ne comprenaient pas ce qui pouvait bien lui arriver. Inspire, expire, une fois, deux fois. La gosse cligne des paupières, un sourire étrange naît sur les lèvres de la sorcière, qui caresse avec une douceur inattendue les cheveux blonds de cette petite qui avait cruellement manqué de chance dans la vie. « Rendors toi, c’est bon. Désolée de t’avoir réveillé. » Elle pousse sur la poitrine, une simple pression, et elle se recouche. Abby fait de même, mais ses yeux restent ouverts. Le réveil digital indique sept heures du matin. Elles se sont couchés seulement deux heures avant cela, et encore, par chance. Créatures nocturnes, l’une comme l’autre, elles dormaient le jour et vivaient la nuit, tels des vampires, les créatures qu’elles n’étaient pas. Une humaine et une sorcière, une colombe et un crapaud qui la salit de sa bave. Mais Abby est trop imbue de sa personne pour admettre qu’elle puisse nuire à son ange, sauf quand elle sait que c’est pour son plaisir à elle, qu’elle sait pouvoir la soigner rapidement. Son sang est si beau, lorsqu’il s’écoule sur sa peau pâle. Elle palpite encore à cette vue, qui date pourtant. Comme la plus belle des œuvres d’art, quelque chose d’exquis et d’inédit. Elle aime…L’image, la texture, elle se souvient l’avoir léché, sous une impulsion qu’elle ne comprenait pas bien elle-même.
La main perdue dans les cheveux de sa colocataire, elle songe. Elle pense à sa grand-mère, et à tout ce qu’elle lui avait appris alors que sa mère refusait de croire la sorcellerie, de voir le monde tel qu’il était. D’ailleurs, elle était engagée dans HCV, aux dernières nouvelles, cette idiote de sorcière qui reniait ses propres dons. Pourquoi ? Certains disaient que c’était la déception d’être passée à une génération de recevoir des dons immenses. D’autres affirmaient qu’elle n’avait jamais été réceptive à la magie et se vengeait en la balayant de sa vie. Abby ne connaissait pas la vérité et elle s’en fichait. Sa mère était très vite devenue un élément externe de sa vie, tout comme son père, homme soumis qui se laissait si facilement entraîné. Restait sa grand-mère, celle qui lui avait donné son premier grimoire, montré son premier sortilège, apprit sa première formule. Celle qui avait été la, même le fameux jour où elle avait failli tuer ses camarades…

Un bel après-midi d’été, Abygaël est assise sous un arbre et elle lit. En apparence, c’est un livre d’histoire mais il s’agit en réalité d’un grimoire. Elle se souvient de ce que sa grand-mère lui a dit « surtout ne prononce aucune formule à voix haute ! » elle avait bien compris, elle lisait dans sa tête, calmement, lorsqu’un ballon attérit dans son bouquin, le tâchant de poussière. Elle releva les yeux, pour tomber face au sourire ravageur d’un joueur de football. A douze ans, on est sensible au charme de ces garçons dont la seule chance d’aller à la fac est d’obtenir une bourse sportive. Alors elle ne dit rien, rend le ballon et retourne à sa lecture. « C’est quoi ? » demanda-t-il, visiblement curieux. Il regarde le titre. « On a pas cours d’histoire pendant deux semaines, pourquoi tu lis ça ? » Elle hausse les épaules, préférant ne pas répondre. Deux autres garçons arrivent, ils réclament le ballon mais semblent avoir trouvé une activité plus…Amusante. L’un d’eux attrapent le livre, dissipant le sortilège, le révélant au grand jour. « Sortilèges et potions par Lysandra Blacklaw ? C’est quoi ce délire, tu te la joues sorcière ? Tain t’es trop bizarre. Tu voles ? Tiens essaie de l’attraper pour voir ! » Ils ferment le livre et commencent à se l’envoyer. Même le gentil garçon s’y met, sans doute de peur d’être rejeté. Elle ne se lève pas, ne cours pas, ils se lassent vite. Alors l’un d’eux ouvre le livre, et arrache une page qu’il chiffonne. « C’est n’importe quoi, ça existe pas les sorciers, ya que les barjots qui le pensent et toi tu l’es ! Barjot barjot barjot barjot ! » Ils scandent en rythme, et les larmes montent aux yeux de la petite qui ne demandait pas grand-chose, juste d’être intégré. Elle se lève, ses petits poings serrés par la colère, et elle ne réfléchit pas. Une formule sort de sa bouche, elle ne se souvient pas l’avoir jamais appris. Les garçons commencent à étouffer, et l’herbe autour d’eux devient humide, comme s’ils perdaient de l’eau. La gosse ne prend pas garde, elle continue jusqu’à ce qu’ils soient à terre, leur peau est parcheminée, laide, ils vivent à peine, et la sorcière les regarde sans comprendre. Elle se souvient avoir pensé qu’ils étaient misérables et devaient mourir, mais ne savait pas pourquoi. Un surveillant était arrivé, on avait appelé sa grand-mère qui avait tout réglé. Sortilèges d’amnésies, puis une bonne séance d’hydratation pour les trois mômes. Ils s’en sortiraient, pas trop choqué, se rapelant juste avoir été agressé par un homme. Abby ne faisait plus partie du tableau, sa grand-mère la change d’école, et elle lui parle, elle tient à lui expliquer. « Ma petite chérie…Tu as douze ans, tu deviens une grande fille, tu commences à ressentir l’action de tes hormones. Tu sais que tu es une sorcière, mais ce que tu ne sais pas, c’est que ton ancêtre a jeté une malédiction, sur sa treizième descendante, lui accordant tous ses pouvoirs, ses dons, et…Ses desseins. Ma puce, même un pacte avec un démon ne pourrait te changer en profondeur, tu dois me promettre de rester dans le droit chemin, de ne pas sombrer dans les ténèbres, tu dois…Empêcher cette partie noire de toi-même de reprendre le dessus. Tu dois combattre non seulement le monde, mais aussi un morceau de ton cœur qui est pourris…. »

Les paroles exactes ne trottaient plus dans la tête de la sorcière, qui avait promis, avec un air grave, à l’époque, mais qui avait sombré à la mort de sa grand-mère, ou plutôt à son assassinat. Elle voyait encore son visage baigné dans le sang alors qu’elle avait été littéralement déchiquetée par dieu seul savait quoi. La gosse s’était écroulée C’est injuste tu peux pas me laisser ! Du haut de ses seize ans, elle n’était déjà plus, condamnée voila tout ce à quoi se résumait son existence. Elle rouvrit alors les paupières, peu désireuse de rester ainsi à se tourmenter. Elle se leva sans faire de bruits et alla dans la salle de bain. Une douche, c’était de cela dont elle avait besoin. Une bonne douche brûlante, sentir l’eau couler sur sa peau, entrer en symbiose avec sa nature profonde. L’eau…C’était un élément tellement parfait, tellement magnifique. Un élément représentatif de ce qu’elle était. Elle alluma le robinet et laissa la beauté envahir son corps, le noyer sous sa douceur étouffante. Appuyant sa tête contre le carrelage blanc et bleu de l’appartement qu’elle partageait désormais, elle se demandait pourquoi le nom de Tom surgissait dans son esprit. Elle l’avait rencontré un peu avant la mort de sa grand-mère, il était plus âgé, d’au moins sept ans, mais ne semblait pas gêné de discuter avec une jeune fille qui lisait tranquillement sous le saule de son jardin. Non, pas le moins du monde..

Les aventures de cette tueuse de vampire, elle adorait. C’était absolument délirant et purement sensuel, au point qu’elle rêvait d’un jour où elle pourrait…Peut-être en faire autant ? Elle se dit qu’elle n’avait aucun don pour la nécromancie, qu’elle ne connaissait aucun vampire et qu’elle ne savait pas manier une arme à feu. Puis elle se souvint que, bon sang de bon soir, c’était une sorcière et pas des moindres alors on s’en fichait pas mal de tout cela ! Elle se demanda si les vampires avaient besoin de respirer ou si elle pouvait les noyer. Selon le bouquin qu’elle tenait c’était impossible mais les versions divergeaient. Elle devrait penser à poser la question à Gran. Elle devait sûrement savoir, elle en avait déjà rencontré dans sa longue vie…Elle en était sure ! Et peut-être était-elle sortie avec l’un d’entre eux ? L’imagination d’adolescente en mal d’amour venant d’un homme tournait à plein régime. Si bien qu’elle ne remarqua pas immédiatement qu’une ombre se dessinait sur son visage. Elle releva les yeux et fusilla du regard celui qui avait le culot de lui cacher le soleil…Avant de se faire la réflexion qu’il était sacrément mignon. Ce n’est pas un vampire, remarqua-t-il néanmoins, vu la brillance du soleil. « Oui ? » demanda-t-elle en essayant de rester polie. Il ne lui répondit pas, lui tendant seulement un livre. C’était un ouvrage entièrement noir, même les pages semblaient l’être. Il n’avait pas de titre, et des ondes étranges s’en échappaient, qui raisonnaient avec les battements de cœur d’Abby. Sans bien comprendre, elle le prit et il parut satisfait qu’elle ne fasse pas d’histoire. Elle était hypnotisée par cet ouvrage, au point qu’elle ne remarqua pas immédiatement le fait qu’il soit partit. Elle ouvrit la première page, et y trouva seulement un nom : Tom (…)
Quelque chose lui disait que sa grand-mère n’apprécierait pas de la trouver avec ce livre, si bien qu’elle voulu rentrer pour le cacher mais elle l’intercepta dans le hall. « Cet homme, ne l’approche plus jamais, ne lui parle plus jamais, évite le et s’il te…Te touche ou quoi que ce soit, dis le moi immédiatement ! » Sa grand-mère semblait paniquée, et la jeune fille balbutia un « oui » alors qu’elle lui arrachait le livre des mains pour le jeter dans la cheminée. Elle allait sûrement allumer un feu…
C’était en rentrant d’une promenade, ce soir-là, qu’elle avait retrouvé son corps. Avec le livre posé sur la table, en parfait état, avec un petit post-it jaune collé dessus, d’une belle écriture fine et penchée. « Lis le. » un ordre simple, mais elle était si troublée qu’elle n’avait pu l’ouvrir immédiatement. Ce n’est que des années plus tard, deux en fait, qu’elle avait pu tourner les pages et qu’elle avait découvert un monde nouveau, fascinant, celui de la magie noire.

Il était inutile d’être bête pour comprendre que cet homme et l’assassin de sa grand-mère ne faisaient sûrement qu’un. Elle l’avait revu plusieurs fois, d’abord en le croisant par hasard et en changeant de trottoir, puis sous sa fenêtre à l’observer près d’un réverbère. Il avait souvent voulu lui parler mais elle s’était arrangée pour s’en débarrasser. Elle avait voulu le faire tuer, usant d’un service que lui devait un mafieux, mais c’était son tueur qui était revenu, appartement en zombie, pour le tuer lui. Abby avait déménagé plusieurs fois, et à présent qu’elle était sous la protection d’Aleksandr depuis presque deux ans, elle se sentait plus en sécurité. Elle espérait que son petit ange n’aurait jamais à subir les foudres de ce malade, qui voyait en elle dieu seul sait quoi…
L’eau devenait froide, mais la sorcière n’y prenait pas garde. Ce n’est qu’en entendant la sonnerie de son portable qu’elle se décida à sortir de la douche. Pas assez vite, elle le savait. Pourtant, sa petite blonde vint avec le téléphone en main et le lui tendit sagement avant de s’en aller, retourner dans le lit, se dissimuler sous les couvertures. L’observant se déplacer avec un étrange sentiment lui étreignant le cœur, Abby porta le téléphone à son oreille. « Ma Nyx adorée… » Elle poussa un soupir. « Oui, détestable patron de mon cœur ? » Elle n’avait pas spécialement envie de se voir confier une mission mais on ne dit pas non à Aleksandr Konstantinov, encore moins si on est sous sa protection et qu’on aimerait le rester. Si elle avait encore eu en tête quelque rêve de gamine idiote que ce soit, ils se seraient brisés au contact du vampire qui était bien loin d’être bon. Torturé, sans doute, mais prince charmant ? Ehm. Elle en doutait fortement. Mais elle préférait, au fond, elle avait connu ses premiers vampires comme des suceurs de sang sanguinaires et ils devaient l’être,r ester ainsi, c’était leur nature. Boire du True Blood, c’est comme donner du tofu à un carnivore en lui disant « Tiens tu ne peux plus prendre que ça sauf si la vache accepte que tu la découpes en morceau » elle trouvait ça absolument injuste. Mais la question n’était pas la. « Laisse moi deviner, tu n’appelles pas pour prendre de mes nouvelles ? » Elle vit presque son sourire au bout du fil. « Nikolaï veut récupérer Angel. Et nous savons toi et moi que c’est hors de question…Ses menaces m’ont assez contrarié, j’aimerais que tu ais le voir et que tu parles en notre nom à tous en lui disant d’aller se faire foutre. Oh et tu peux lui foutre ce que tu veux où tu veux, peu m’importe. Qu’il reste simplement en vie, c’est un imbécile, mais un imbécile qui rapporte du frics. Compris, ténèbres de mes nuits ? » La sorcière s’était crispé sur le téléphone au moment même où il avait parlé d’Angel. Si ses sentiments envers la petite blonde restaient assez floue, elle refusait la simple idée de s’en séparer, pour quoi que ce soit, pour qui que ce soit. Elle lui avait d’ailleurs tatoué une rune, à la base de la nuque, derrière ses cheveux. Pour qu’où que tu sois, je te retrouve toujours. Parce que tu es à moi, mon ange… lui avait-elle susurré alors qu’elle pleurait, à cause de la douleur. Puis elle l’avait bercé, fredonnant une comptine qu’elle ne se souvenait pas avoir jamais apprise. Elle avait fini par s’endormir… « Tu es encore la ? » Elle serra la mâchoire. « Pourquoi tu m’envois moi ? Tu sais que je vais le tuer si c’est elle qu’il veut. » Le chef des vrais gloussa, un son terrifiant, en réalité, comme celui des enfants fantômes dans les films d’horreurs. « Parce que quand tu auras fini je t’envois réceptionner un colis tu sais où pour tu sais qui. Il les attend avec impatience… » J’acquiesçais. « Elles devaient arriver ce soir. » grommela-t-elle pourtant. « Et bien elles arrivent ce matin ! Appelle moi quand tout est réglé. » Le chef des vrais raccrocha et la sorcière fixa son regard sur son téléphone, comme s’il contenait la réponse à tout, à toutes les questions qu’elle se posait…

Comme si son téléphone allait lui dire pourquoi elle rêvait de ce type, qui l’avait effrayé si longtemps mais qui se tenait tranquille depuis deux ans. Comme si son téléphone allait lui dire pourquoi une colère froide et dévastatrice l’envahissait à chaque fois qu’on faisait mine de poser la main sur son ange, sans son autorisation. Comme si ce putain de portable allait lui expliquer pourquoi elle aimait faire souffrir Angel, pourquoi elle aimait le goût de son sang, le goût de sa peur, amis aussi le goût de ses lèvres. Comme si…
Non, son portable ne lui serait d’aucun secours. Par contre, il serait utile pour savoir où se trouvait Nikolaï et à quelle heure exactement arriveraient ces filles de l’est, que son patron aidait à faire passer pour la mafia et son trafic, empochant un tiers pour fournir ses caves personnelles et son club en plus d’une partie du fric. Il lui serait utile pour rappeler Aleksandr, tout à l’heure, et lui dire que tout était en ordre. Elle n’aurait pas fini avant qu’il ne s’endorme, ce qui serait le cas d’ici dix minutes si pas moins, mais il aurait un message à écouter ce soir, avec un « bonne journée patron » pour le conclure. Ouais, son téléphone serait utile pour tout cela…Dommage qu’il ne soit pas capable d’aspirer les ténèbres dans lesquels elle s’enfonçait, sans apparente possibilité de retour.